jeudi 22 avril 2010

Samedi 22 Avril (Jean-François Revel)

Samedi 22 Avril [2000, note du webmestre]. Il y'a deux choses qu'adorent les démocraties, à condition que cela leur vienne d'un potentat classé « progressiste » ou effectivement encore communiste ou, pour le moins, à la tête d'un pays pauvre (c'est-à-dire, en règle générale, appauvri par le potentat en question) : ces deux choses sont : se faire insulter et se faire escroquer.
Ainsi Vladimir Poutine, cette semaine, d'un côté menace : « L'Europe pourrait payer très cher sa position sur la Tchétchénie »; de l'autre accuse le G7 de ne pas verser assez vite l'argent nécessaire pour achever la fermeture de Tchernobyl et la construction de deux nouveaux réacteurs en Ukraine.
Moyennant quoi, les dirigeants démocratiques tremblent d'extase devant lui. Blair force la reine à l'inviter à prendre le thé. On l'attend à Paris où, soyons-on certains, nos dirigeants ne seront pas à court de flagorneries - ni d'argent, le nôtre, celui des citoyens. Personne ne lui demandera des nouvelles du Kremlin-gate, de ses liens mafieux avec Milosevic, ni des réseaux gouvernementaux moscovites ayant partie liée avec le crime organisé.

Lorsque j'ai déjeuné avec Hugues Aufray en janvier, il m'a offert deux livres d'Élie Faure que j'ai été fort heureux de recevoir en cadeau puisqu'il s'agit d'œuvres de cet auteur que je n'avais pas lues. Ce sont Découvertes de l'archipel, paru en 1929 (donc juste après l'achèvement de l'Histoire de l'art), et D'autres terres en vue, qui est de 1932. (Élie Faure est mort en 1937.)
Ce qui me frappe, dans ces deux textes, outre, une fois de plus, l'imitation poussée jusqu'au mimétisme que fera Malraux, dans Les Voix du silence, de la phrase faurienne, avec ses vagues successives qui montent chaque fois plus haut comme le flux sur la grève, c'est à quel point, avant la guerre, et depuis le XIXe siècle l'explication des civilisations des civilisations par la race semblait aller de soi et ne passait nullement pour une incitation à la haine ou à la discrimination. Dans Découverte de l'archipel, Élie Faure, dissertant sur l'Italie , parle du bassin du Pô qui, selon lui, « depuis vingt-cinq siècles, est resté presque complètement peuplé de brachycéphales celtisés, race apportant à l'Italie son élément le plus positif ». Il ajoute : « Tout le Sud est habité, tout comme aux temps mêmes de Rome, par des Hellènes sémitisés et mélanisés, dont l'élément arabe de Sicile n'a pu que renforcer les aptitudes philosophiques : et c'est par eux que s'est glissée dans le nord et le centre cette action dissolvant qui a contribué à corrompre les mœurs tout en entretenant les facultés critiques et, en fin de compte, dès qu'elle a dominé dans la politique, a préparé l'Italie à la servitude. »
Outre le caractère de toute évidence suprêmement fantaisiste de ces élucubrations étonnantes de la part d'un médecin qui avait une formation malgré tout un peu scientifique, on imagine les hurlements que susciterait Umberto Bossi s'il se permettait aujourd'hui d'avancer le dixième de tels propos en faveur de la supériorité de la race padane. Un nouveau tribunal de Nuremberg ne serait pas de trop pour écraser l'infâme. Mais Élie Faure ne pensait pas à mal et personne ne songeait à lui en vouloir. C'est que l'holocauste a frappé d'interdit toute explication par la race, non parce qu'elle est invérifiable et arbitraire, mais parce qu'elle est considérée comme un appel au racisme. La mention même de la race en France est taboue quand on arrête un délinquant. Dans le dernier recensement, aux États-Unis, parmi plusieurs dizaines de questions, la seule qui n'était pas posée dans les formulaires était : « Quelle est votre race ? » On aurait pu la poser d'une manière ne prêtant pas à malentendu, par exemple : « Êtes-vous d'origine européenne ? asiatique ? africaine ? latino-américaine ? indienne d'Amérique du Nord ? moyenne orientale ? » Sans cela, comment évaluer la composition de la population des États-Unis ? Le renseignement sociologique n'implique en lui-même aucune intention discriminatoire.
Cette conséquence du traumatisme de la Shoah - et, à un moindre degré, de la lutte contre le racisme anti-noir aux Etats-Unis - a crée une rupture totale avec l'avant-guerre dans ce domaine. Et je rappelle qu'Élie Faure a été, sa vie durant, tout ce qu'il y'a de gauche. Dreyfusard militant, il écrit, en 1898, dans L'Aurore, un article pour soutenir Zola. Il a 25 ans. A 64 ans, juste avant sa mort, son dernier geste public sera d'envoyer à Léon Blum une lettre pour protester contre la non-intervention de la France aux côtés des républicains espagnols durant la guerre civile.

Jean-François Revel, in Les Plats de Saison