samedi 29 décembre 2007

L'Idée (Giancarclo de Cataldo)

Même si avec le professeur Grosse Tête, ça s'était terminé comme on sait, le bruit qu'ils penchaient vers la droite s'était répandu dans les quartiers. Aussi, du soir au matin, ils se retrouvèrent assiégés par une foule de cour de récré, des grands gamins aux cheveux très courts, aux chandails griffés et aux paroles sanguinaires dans des bouches qui sentaient encore le lait. Ils faisaient semblant de les rencontrer par hasard au bar de Franco et dans les autres lieux où ils avaient l'habitude de se réunir, comme à l'EUR ou à Fiumicino. Ils saisissaient n'importe quel prétexte pour s'immiscer dans la conversation, exhibaient comme des trophées de guerre des armes volées à la Brigade politique ou aux pandores, se lancaient dans des descriptions sanglantes d'entreprises vraies ou présumées. Quelques-uns avaient déjà vraiment connu le baptême du feu : à l'heure de la gueule de bois, s'ils s'en tiraient, ils s'empresseraient de retourner en courant dans les jupes de maman.
Quelques autres, comme Sellerone, s'étaient pointés avec la belle idée d'endoctriner les voyous, sur le modèle du Professeur. Le Libanais lui avait concédé une demi-heure d'audience un après-midi où il était particulièrement de bonne humeur: deux heures auparavant, avec le Dandy et Nembo Kid, ils avaient enfin décidé de prendre en location la fameuse villa de l'Olgiata. Et paix au Froid, à force de trop se laisser aller à suivre ses états d'âme, on risquait de poireauter jusqu'à, genre , "Pâcques ou à la Trinité". Sellerone, une espèce de sous-intello un peu teigneux qui venait des Castelli et déblatérait sur les Maîtres et la Tradition, s'efforçait de leur expliquer que "tous les hommes qu'ils avaient supprimés" avaient été "justement sacrifiés à l'Idée". A part que le Libanais doutait sérieusement que ce minable ait jamais "supprimé" qui que ce soit, cette histoire de l'Idée commençait à faire vraiment chier.
- Mais bon, l'Idée, l'Idée... mais qu'est-ce que t'as gagné, à cette Idée ?
- L'Idée n'est pas un bénéfice, Libanais. L'Idée est exactement le contraire du bénéfice. L'Idée abhorre le bénéfice. Chaque bénéfice est de l'usure, et l'usure est un truc des Juifs...
- 'Tends un peu que je comprenne: tu veux être pauvre ?
- Pauvre d'argent, peut-être, mais riche de gloire. Et de Tradition !
A les entendre discuter, un groupe s'était formé. Et quand le Libanais balança sa vanne, il y'eut un grand gros rire:
- Mais alors, t'es communiste !

Giancarclo de Cataldo, in Romanzo Criminale

mercredi 26 décembre 2007

Un Mois de Mai à Rome (Giancarclo de Cataldo)


Mai s'était abattu sur Rome avec toute la violence de son printemps incandescent. Mais c'était un étrange mois de mai. Triste. Dans une ville suspendue au milieu d'une angoisse insonorisée, comme sous la neige de polystyrène. Dans une ville finie sous un de ces reliquaires de verre où les vieux conservent l'image de la Madone. Ou d'un Christ au coeur sanglant et au visage d'Aldo Moro. Scialoja rêvait d'Aldo Moro. Des millions d'Italiens rêvaient d'Aldo Moro. Les collègues rêvaient d'Aldo Moro. Ils rêvaient de connaître la même fin que les cinq martyrs de la via Fani*. Les collègues haïssaient les communistes bellicistes, parce que les brigadistes tuaient au nom du communisme. Les collègues haïssaient les socialistes, partisans de la négociation, du "geste humanitaire unilatéral", parce qu'avec la canaille, on ne traite pas. Les collègues haïssaient les chrétiens-démocrates, leur expérience millénaire de martyre: ils priaient lèvres tremblantes et paupières baissées et se lavaient les mains comme au temps de Ponce Pilate. Les collègues n'avaient de respect que pour le vieux pape qui avait prié à genoux "les hommes des Brigades rouges". Pendant ce temps, ils graissaient leurs armes. Si je dois aller dans l'autre monde, je veux en emmener avec moi un bon paquet, de ces connards de rouges. Il y'avait une atmosphère de guerre.

Giancarclo de Cataldo, in Romanzo Criminale

mardi 20 novembre 2007

Les Pouponnières (Aldous Huxley)



IlS laissèrent Mr. Foster dans la Salle de Décantation.Le D.I.C. et ses étudiants prirent place dans l'ascenseur le plus proche et furent montés au cinquième étage.
POUPONNIÈRES. SALLES DE CONDITIONNEMENT NÉO-PAVLOVIEN, annonçait la plaque indicatrice.
Le Directeur ouvrit une porte. Ils se trouvèrent dans une vaste pièce vide, très claire et ensoleillée, car toute la paroi exposée au sud ne formait qu'une fenêtre. Une demi-douzaine d'infirmières, vêtues des pantalons et des jaquettes d'uniforme réglementaires en toile blanche de viscose, les cheveux aseptiquement cachés sous des bonnets blancs, étaient occupées à disposer sur le plancher des vases de roses suivant une longue rangée d'un bout à l'autre de la pièce. De grands vases, garnis de fleurs bien serrées. Des milliers de pétales, pleinement épanouis, et d'une douceur soyeuse, semblables aux joues d'innombrables petits chérubins, mais de chérubins qui,
dans cette lumière brillante, n'étaient pas exclusivement roses et aryens, mais aussi lumineusement chinois, mexicains aussi, apoplectiques aussi d'avoir trop soufflé dans des trompettes célestes, pâles comme la mort aussi, pâles de la blancheur posthume
du marbre.
Les infirmières se raidirent au garde-à-vous à l'entrée du D.I.C.
— Installez les livres, dit-il sèchement.
En silence, les infirmières obéirent à son commandement. Entre les vases de roses, les livres furent dûment disposés, une rangée d'in-quarto enfantins, ouverts d'une façon tentante, chacun sur quelque image gaiement coloriée de bête, de poisson ou
d'oiseau.
— A présent, faites entrer les enfants.
Elles sortirent en hâte de la pièce, et rentrèrent au bout d'une minute ou deux, poussant chacune une espèce de haute serveuse chargée, sur chacun de ses
quatre rayons en toile métallique, de bébés de huit mois, tous exactement pareils (un Groupe de Bokanovsky, c'était manifeste), et tous (puisqu'ils appartenaient à la caste Delta) vêtus de kaki.
— Posez-les par terre.
On déchargea les enfants.
— A présent, tournez-les de façon qu'ils puissent \oir les fleurs et les livres.
Tournés, les bébés firent immédiatement silence, puis ils se mirent à ramper vers ces masses de couleur brillantes, ces formes si gaies et si vives sur les pages blanches. Tandis qu'ils s'en approchaient, le soleil se dégagea d'une éclipse momentanée où l'avait maintenu un nuage. Les roses flamboyèrent comme sous l'effet d'une passion interne soudaine ; une énergie nouvelle et profonde parut se répandre sur les pages
luisantes des livres. Des rangs des bébés rampant à quatre pattes s'élevaient de petits piaillements de surexcitation, des gazouillements et des sifflotements de plaisir.
Le Directeur se frotta les mains :
— Excellent ! dit-il. On n'aurait guère fait mieux si c'avait été arrangé tout exprès.
Les rampeurs les plus alertes étaient déjà arrivés à leur but. De petites mains se tendirent, incertaines, touchèrent, saisirent, effeuillant les roses transfigurées,
chiffonnant les pages illuminées des livres. Le Directeur attendit qu'ils fussent tous joyeusement occupés. Puis :
— Observez bien, dit-il. Et, levant ia main, il donna le signal.
L'Infirmière-Chef, qui se tenait à côté d'un tableau de commandes électriques à l'autre bout de la pièce, abaissa un petit levier.
Il y eut une explosion violente. Perçante, toujours plus perçante, une sirène siffla. Des sonneries d'alarme retentirent, affolantes.
Les enfants sursautèrent, hurlèrent; leur visage était distordu de terreur.
— Et maintenant, cria le Directeur (car le bruit était assourdissant), maintenant, nous passons à l'opération qui a pour but de faire pénétrer la leçon bien à fond, au moyen d'une légère secousse électrique.
Il agita de nouveau la main, et l'Infirmière-Chef abaissa un second levier. Les cris des enfants changèrent soudain de ton. Il y avait quelque chose de désespéré, de presque dément, dans les hurlements perçants et spasmodiques qu'ils lancèrent alors. Leur petit corps se contractait et se raidissait : leurs membres s'agitaient en mouvements saccadés, comme sous le tiraillement de fils invisibles.
— Nous pouvons faire passer le courant dans toute cette bande de plancher, glapit le Directeur en guise d'explication, mais cela suffit, dit-il comme signal à l'infirmière.
Les explosions cessèrent, les sonneries s'arrêtèrent, le hurlement de la sirène s'amortit, descendant de ton en ton jusqu'au silence. Les corps raidis et contractés se détendirent, et ce qui avait été les sanglots et les abois de fous furieux en herbe se répandit de nouveau en hurlements normaux de terreur ordinaire.
— Offrez-leur encore une fois les fleurs et les livres.
Les infirmières obéirent; mais à l'approche des roses, à la simple vue de ces images gaiement coloriées du minet, du cocorico et du mouton noir qui fait bêê, bêê, les enfants se reculèrent avec horreur; leurs hurlements s'accrurent soudain en intensité.
— Observez, dit triomphalement le Directeur, observez.
Les livres et les bruits intenses, les fleurs et les secousses électriques, déjà, dans l'esprit de l'enfant, ces couples étaient liés de façon compromettante ; et, au bout de deux cents répétitions de la même leçon ou d'une autre semblable, ils seraient mariés indissolublement. Ce que l'homme a uni, la nature est impuissante à le séparer.
— Ils grandiront avec ce que les psychologues appelaient une haine « instinctive » des livres et des fleurs. Des réflexes inaltérablement conditionnés. Ils seront à l'abri des livres et de la botanique pendant toute leur vie. — Le Directeur se tourna vers les infirmières. — Remportez-les.
Toujours hurlant, les bébés en kaki furent chargés sur leurs serveuses et roulés hors de la pièce, laissant derrière eux une odeur de lait aigre et un silence fort bien venu.
L'un des étudiants leva la main; et, bien qu'il comprît fort bien pourquoi l'on ne pouvait pas tolérer que des gens de caste inférieure gaspillassent le temps de la communauté avec des livres, et qu'il y avait toujours le danger qu'ils lussent quelque chose qui fît indésirablement « déconditionner » un de leurs réflexes, cependant... en somme, il ne concevait pas ce qui avait trait aux fleurs. Pourquoi se
donner la peine de rendre psychologiquement impossible aux Deltas l'amour des fleurs ?
Patiemment, le D.I.C. donna des explications. Si l'on faisait en sorte que les enfants se missent à hurler à la vue d'une rose, c'était pour des raisons de haute politique économique. Il n'y a pas si longtemps (voilà un siècle environ), on avait conditionné les Gammas, les Deltas, voire les Epsilons, à aimer les fleurs — les fleurs en particulier et la nature sauvage en général. Le but visé, c'était de faire naître en eux le désir d'aller à la campagne chaque fois que l'occasion s'en présentait, et de les obliger ainsi à consommer du transport.
— Et ne consommaient-ils pas de transport? demanda l'étudiant.
— Si, et même en assez grande quantité, répondit le D.I.C., mais rien de plus. Les primevères et les paysages, fit-il observer, ont un défaut grave : ils sont gratuits. L'amour de la nature ne fournit de travail à nulle usine. On décida d'abolir l'amour de la nature, du moins parmi les basses classes, d'abolir l'amour de la nature, mais non point la tendance à consommer du transport. Car il était essentiel, bien entendu, qu'on continuât à aller à la campagne, même si l'on avait cela en horreur. Le problème consistait à trouver à la consommation du transport une raison économiquement mieux fondée qu'une simple affection pour les primevères et les paysages. Elle fut dûment découverte. — Nous conditionnons les masses à détester la campagne, dit le Directeur pour conclure, mais simultanément nous les conditionnons à raffoler de tous les sports en plein air. En même temps, nous faisons le nécessaire pour que tous les sports de plein air entraînent l'emploi d'appareils compliqués. De sorte qu'on consomme des articles manufacturés, aussi bien que du transport. D'où ces secousses électriques.
— Je comprends, dit l'étudiant ; et il resta silencieux, éperdu d'admiration.
Il y eut un silence ; puis, toussotant pour se dégager la voix :
— Il était une fois, commença le Directeur, alors que Notre Ford était encore de ce monde, un petit garçon qui s'appelait Reuben Rabinovitch. Reuben était l'enfant de parents de langue polonaise. — Le Directeur s'interrompit : — Vous savez ce que c'est
que le polonais, je suppose ?
— Une langue morte.
— Comme le français et l'allemand, ajouta un autre étudiant, exhibant avec zèle son savoir.
— Et « parent? » questionna le D.I.C.
Il y eut un silence gêné. Plusieurs des jeunes gens rougirent. Ils n'avaient pas encore appris à reconnaître la ligne de démarcation, importante mais souvent fort ténue, qui sépare l'ordure de la science pure.
L'un d'eux, enfin, eut le courage de lever la main.
— Les êtres humains, autrefois, étaient..., dit-il avec hésitation; le sang lui affluait aux joues. — Enfin, ils étaient vivipares.
— Très bien. — Le Directeur approuva d'un signe de tête.
— Et quand les bébés étaient décantés...
— Naissaient, corrigea-t-il.
— Eh bien, alors, c'étaient les parents. — c'est-à-dire : pas les bébés, bien entendu, les autres. — Le pauvre garçon était éperdu de confusion.
— En un mot, résuma le Directeur, les parents étaient le père et la mère. — Cette ordure, qui était en réalité de la science, tomba avec fracas dans le silence gêné de ces jeunes gens qui n'osaient plus se regarder.
— La mère..., répéta-t-il très haut, pour faire pénétrer bien à fond la science ; et, se penchant en arrière sur sa chaise : — Ce sont là, dit-il gravement, des faits désagréables, je le sais. Mais aussi, la plupart des faits historiques sont désagréables.
Il revint au petit Reuben, au petit Reuben dans la chambre de qui, un soir, par négligence, son père et sa mère (hum, hum !) avaient, par hasard, laissé en fonctionnement l'appareil de T.S.F. (Car il faut se souvenir qu'en ces jours de grossière reproduction vivipare, les enfants étaient toujours élevés par leurs parents, et non dans des Centres de Conditionnement de l'État.) Pendant que l'enfant dormait, l'appareil commença soudain à transmettre un programme de radiophonie de Londres ; et le lendemain matin, à l'étonnement de son... (hum) et de sa... (hum) (les plus effrontés parmi les jeunes gens se risquèrent à échanger un ricanement), le petit Reuben se réveilla en répétant mot à mot une longue conférence de ce curieux écrivain ancien (— l'un des très rares dont on ait autorisé la transmission des oeuvres jusqu'à nous), George Bernard Shaw, qui parlait, suivant une tradition bien établie, de son propre génie. Pour le... (clin d'oeil) et la... (ricanement) du petit Reuben, cette conférence fut, bien entendu, parfaitement incompréhensible, et, s'imaginant que leur enfant était devenu subitement fou, ils firent venir un médecin. Celui-ci, heureusement, comprenait l'anglais, reconnut le discours pour celui que Shaw avait diffusé par T.S.F., se rendit compte de l'importance de ce qui était arrivé, et écrivit à ce sujet une lettre à la presse médicale.
— Le principe de l'enseignement pendant le sommeil, ou hypnopédie, avait été découvert. — Le D.I.C. fit une pause impressionnante. — Le principe avait été découvert, mais il devait s'écouler bien des années avant que ce principe reçût des applications utiles.
— Le cas du petit Reuben ne se produisit que vingt-trois ans après le lancement du premier Modèle en T de Notre Ford. — Ici, le Directeur fit un signe de T à hauteur de son estomac, et tous les étudiants l'imitèrent révérencieusement. — Et pourtant...
Furieusement, les étudiants griffonnèrent :
« L'hypnopédie, premier emploi officiel en l'an 214 de N.F. Pourquoi pas plus tôt ? Deux raisons ; a)... »
— Ces premiers expérimentateurs, disait le D.I.C, étaient sur une mauvaise voie. Ils croyaient qu'on pouvait faire de l'hypnopédie un instrument d'éducation intellectuelle...
(Un petit garçon, endormi sur le côté droit, le bras droit hors du lit, la main droite pendant mollement par-dessus le bord. Sortant d'une ouverture ronde et grillagée dans la paroi d'une boîte, une voix parle doucement.
— Le Nil est le plus long fleuve d'Afrique, et le second, pour la longueur, de tous les fleuves du globe. Bien qu'il n'atteigne pas la longueur du Mississippi-Missouri, le Nil arrive en tête de tous les fleuves pour l'importance du bassin, qui s'étend sur 35 degrés de latitude...
Au petit déjeuner, le lendemain matin :
« — Tommy, dit quelqu'un, sais-tu quel est le plus long fleuve d'Afrique ? »
Des signes de tête en dénégation.
« — Mais ne te souviens-tu pas de quelque chose qui commence ainsi : Le Nil est le... ? »
« — Le -Nil -est -le -plus -long -fleuve -d'Afrique -et -le -second -pour -la -longueur -de -tous -les -fleuves -du -globe... »
— Les mots sortent en se précipitant. — « Bienqu'il- n'atteigne-pas... »
« — Eh bien, dis-moi maintenant quel est le plus long fleuve d'Afrique ? »
Les yeux sont ternes.
« — Je n'en sais rien.
« — Mais le Nil, Tommy !
« — Le -Nil -est -le -plus -long -fleuve -d'Afrique -
et -le -second...
« — Alors quel est le fleuve le plus long, Tommy? »
Tommy fond en larmes.
« — J'en sais rien », pleurniche-t-il.)
C'est cette pleurnicherie, le Directeur le leur fit clairement comprendre, qui découragea les premiers chercheurs. Les expériences furent abandonnées. On ne fit plus de tentatives pour apprendre aux enfants la longueur du Nil pendant leur sommeil. Fort judicieusement. On ne peut apprendre une science à moins qu'on ne sache pertinemment de quoi il s'agit.
— Tandis que, s'ils avaient seulement commencé par l'éducation morale..., dit le Directeur, conduisant la bande vers la porte. Les étudiants le suivirent, griffonnant désespérément tout en marchant et pendant tout le trajet en ascenseur. — L'éducation
morale, qui ne doit jamais, en aucune circonstance, être rationnelle.
« Silence, silence », murmura un haut-parleur tandis qu'ils sortaient de l'ascenseur au quatorzième étage, et : « Silence, silence », répétèrent infatigablement les pavillons des instruments, à intervalles réguliers, le long de chaque couloir. Les étudiants, et jusqu'au Directeur lui-même, se haussèrent automatiquementsur la pointe des pieds. Ils étaient des Alphas, bien entendu, mais les Alphas eux-mêmes ont été bien conditionnés. « Silence, silence. » Toute l'atmosphère du quatorzième étage vibrait d'impératifs catégoriques.
Cinquante mètres de parcours sur la pointe des pieds les amenèrent à une porte que le Directeur ouvrit avec précaution. Ils franchirent le seuil et pénétrèrent dans la pénombre d'un dortoir aux volets clos. Quatre-vingts petits lits s'alignaient le long du mur. Il y avait un bruit de respiration légère et régulière et un murmure continu, comme de voix très basses chuchotant au loin.
Une infirmière se leva comme ils entraient, et se mit au garde-à-vous devant le Directeur.
— Quelle est la leçon, cet après-midi ? demanda-til.
— Nous avons fait du Sexe Élémentaire pendant les quarante premières minutes, répondit-elle. Mais maintenant, on a réglé l'appareil sur le cours élémentaire de Sentiment des Classes Sociales.
Le Directeur parcourut lentement la longue file des petits lits. Roses et détendus par le sommeil, quatre-vingts petits garçons et petites filles étaient étendus, respirant doucement. Il sortait un chuchotement de sous chaque oreiller. Le D.I.C. s'arrêta et, se penchant sur l'un des petits lits, écouta attentivement.
— Cours élémentaire de Sentiment des Classes Sociales, disiez-vous? Faites-le répéter un peu plus haut par le pavillon.
A l'extrémité de la pièce, un haut-parleur faisait saillie sur le mur. Le Directeur s'y rendit et appuya sur un interrupteur.
« ...sont tous vêtus de vert », dit une voix douce mais fort distincte commençant au milieu d'une phrase, « et les enfants Deltas sont vêtus de kaki. Oh, non, je ne veux pas jouer avec des enfants Deltas. Et les Epsilons sont encore pires. Ils sont trop bêtes pour savoir lire ou écrire. Et puis, ils sont vêtus de noir, ce qui est une couleur ignoble. Comme je suis content d'être un Bêta. »
Il y eut une pause ; puis la voix reprit :
« Les enfants Alphas sont vêtus de gris. Ils travaillent beaucoup plus dur que nous, parce qu'ils sont si formidablement intelligents. Vraiment, je suis joliment content d'être un Bêta, parce que je ne travaille pas si dur. Et puis, nous sommes bien supérieurs aux Gammas et aux Deltas. Les Gammas sont bêtes. Ils sont tous vêtus de vert, et les enfants Deltas sont vêtus de kaki. Oh, non, je ne veux pas jouer avec les enfants Deltas. Et les Epsilons sont encore pires. Ils sont trop bêtes pour savoir... »
Le Directeur remit l'interrupteur dans sa position primitive. La voix se tut. Ce ne fut plus que son grêle fantôme qui continua à marmotter dessous les quatre-vingts
oreillers.
— Ils entendront cela répété encore quarante ou cinquante fois avant de se réveiller; puis, de nouveau, jeudi ; et samedi, de même. Cent vingt fois, trois fois par semaine, pendant trente mois. Après quoi, ils passeront à une leçon plus avancée.
Des roses et des secousses électriques, le kaki des Deltas et une bouffée d'assa foetida — liés indissolublement avant que l'enfant sache parler. Mais le conditionnement que des paroles n'accompagnent pas est grossier et tout d'une pièce ; il est incapable de faire saisir les distinctions plus fines, d'inculquer les modes de conduite plus complexes. Pour cela, il faut des paroles, mais des paroles sans raison. En un mot, l'hypnopédie.
— La plus grande force moralisatrice et socialisatrice de tous les temps.
Les étudiants inscrivirent cela dans leurs calepins. Le savoir puisé directement à la source.
De nouveau, le Directeur toucha l'interrupteur.
« ...si formidablement intelligents, disait la voix douce, insinuante, infatigable. Vraiment, je suis joliment content d'être un Bêta, parce que... »
Non pas tout à fait comme des gouttes d'eau, bien que l'eau, en vérité, soit capable de creuser à la longue des trous dans le granit le plus dur; mais plutôt comme des gouttes de cire à cacheter liquide, des gouttes qui adhèrent, s'incrustent, s'incorporent à ce sur quoi elles tombent, jusqu'à ce qu'enfin le roc ne soit plus qu'une seule masse écarlate.
— Jusqu'à ce qu'enfin l'esprit de l'enfant, ce soit ces choses suggérées, et que la somme de ces choses suggérées, ce soit l'esprit de l'enfant. Et non pas seulement l'esprit de l'enfant. Mais également l'esprit de l'adulte — pour toute sa vie. L'esprit qui juge, et désire, et décide — constitué par ces choses suggérées. Mais toutes ces choses suggérées, ce sont celles que nous suggérons, nous !— Le Directeur en vint presque à crier, dans son triomphe. — Que suggère l'Etat. — Il tapa sur la table la plus proche.
— Il en résulte, par conséquent...
Un bruit le fit se retourner.
— Oh ! Ford, dit-il, d'un autre ton, voilà que j'ai réveillé les enfants !

Aldous Huxley, in Le Meilleur des Mondes


lundi 19 novembre 2007

Situation spéciale du personnel des services publics.(Clément Colson)

L'Etat est, en tout pays, le principal employeur. De tout temps, le nombre de ses fonctionnaires et agents a été particulièrement considérable en France, par suite du développement de la centralisation et du goût général pour les organisations régulières, présentant une belle ordonnance et de nombreux contrôles. Dans le monde entier, depuis quarante ans, le développement des services d'intérêt général, notamment en matière d'instruction et de commu­nications, la prédominance des idées interventionnistes et le goût des exploi­tations en régie, la folie d'armements née de la situation créée en Europe en 1871 et des entreprises coloniales, puis accrue, dans les dernières années précédant la guerre actuelle par les menaces répétées de l'Allemagne contre l'indépendance des autres Etats, enfin l'augmentation des besoins du fisc, résultant de toutes ces causes, ont prodigieusement grossi le personnel des administrations nationales ou locales. En France, à la fin de 1893, l'Etat payait directement plus de 600.000 agents civils, en comptant ceux des chemins de fer rachetés ; les départements et les communes en payaient 350.000, dont un tiers environ relevaient en réalité de l'Etat ; l'armée et la marine comptaient en outre, avant l'application de la loi portant à trois ans la durée du service militaire, 720.000 hommes présents sous les drapeaux, parmi lesquels 120.000 environ y étaient volontairement, y exerçaient une certaine autorité ou y remplissaient des fonctions administratives, pour qui enfin leur emploi, dans l'armée ou dans la marine, était une carrière, au moins temporaire. La con­science professionnelle, le zèle et la discipline de ce personnel colossal sont la condition essentielle du maintien de la sécurité nationale et de l'ordre public, auquel il est préposé, et de la bonne exécution des services, chaque jour plus étendus, qui lui sont confiés.

Le caractère collectif et perpétuel des intérêts auxquels répondent les services publics donne nécessairement un caractère spécial à leur organisation, en ce qui concerne le personnel comme à bien d'autres points de vue. Il sem­ble, à première vue, qu'à cet égard ils se rapprochent beaucoup des grandes entreprises privées, notamment de celles qui sont organisées en sociétés anonymes. Mais il existe une différence essentielle dans la situation des chefs.

Jadis, cette différence consistait uniquement dans les conséquences résul­tant éventuellement, pour une entreprise privée ou pour une nation, du défaut de capacité du personnel dirigeant, et déjà elle était considérable. D'un côté comme de l'autre, le chef, tenant ses pouvoirs de sa naissance ou de ses succès, considérait comme un bien propre l'affaire ou l'Etat reçu en héritage ou créé par lui ; son intérêt capital était d'assurer la prospérité de cette affaire ou de cet État, et il avait un pouvoir discrétionnaire pour choisir, récompenser et punir les collaborateurs qui l'y aideraient. Seulement, pas plus alors qu'au­jourd'hui, une affaire privée un peu importante ne pouvait rester longtemps aux mains d'une famille incapable de la bien diriger, d'y attirer un bon person­nel et d'entretenir son zèle par une juste distribution des récompenses et des punitions ; si ces vices n'étaient pas corrigés, la concurrence ne tardait pas à faire disparaître la maison où ils se perpétuaient, et d'autres entreprises pre­naient sa place, au grand profit du public, mieux servi, et du personnel, plus équitablement traité. Au contraire, l'incapacité de la famille en qui s'incarnait la souveraineté d'un Etat pouvait y prolonger longtemps un gouvernement détestable ; si elle finissait par amener soit le remplacement de cette famille par une autre, soit même la dislocation de la nation qu'elle dirigeait ou son assujettissement aux nations voisines, c'était à travers des déchirements dont souffrait le peuple tout entier.

Aujourd'hui, un nouveau mode de désignation des chefs prévaut dans les Etats où le peuple est seul maître de ses destinées, et aussi dans les grandes entreprises, presque toutes organisées en sociétés anonymes. Dans ces deux cas, c'est par l'élection que sont désignés les représentants préposés à la gestion des intérêts communs. Ni les uns, ni les autres ne sont fondés à prétendre que l'élection leur donne le droit de gérer à leur fantaisie une affaire qui n'est pas la leur et qu'elle leur confère les connaissances techniques nécessaires pour diriger avec compétence les divers services. Les actionnaires, pas plus que les électeurs, ne sont en mesure de choisir directement les hom­mes ayant les aptitudes professionnelles indispensables ; la tâche essentielle des représentants investis de leur confiance, administrateurs ou députés, est de découvrir ces hommes et de contrôler leur gestion, pour s'assurer qu'elle est toujours orientée conformément aux intérêts de leurs commettants.

Ici encore, la concurrence, en éliminant les sociétés anonymes où cette tâche serait trop mal exécutée, donne aux règles de bonne administration une sanction qui n'a pas son équivalent dans les services publics. D'autre part, les gérants de ces sociétés, en même temps qu'ils sont ainsi contraints à entretenir le zèle du personnel à tous les degrés par une juste répartition des récom­penses et des punitions, ont la liberté d'action nécessaire à cet effet, car ils tiennent leurs pouvoirs uniquement des actionnaires, dont le seul intérêt est le bon rendement de l'entreprise et le développement de sa clientèle. Au con­traire, les ministres, qui représentent à la tête des services publics l'assemblée générale des actionnaires, comme disait récemment l'un d'eux, savent bien que, parmi les électeurs des députés, dont le vote entraîne leur maintien ou leur renversement, sont compris tous les fonctionnaires civils, tous les candidats à des emplois publics, enfin tous les parents et amis de ces fonction­naires, de ces candidats et des militaires qui n'exercent pas directement le droit de vote. Ils dépendent donc, dans une large mesure, des hommes à qui ils doivent commander. C'est là peut-être la plus grande difficulté à laquelle se heurte aujourd'hui la bonne gestion des affaires publiques ; c'est même un des plus graves, parmi les dangers qui menacent l'ordre social et les finances publiques.

L'organisation du personnel est à peu près la même dans les services publics que dans les grandes sociétés privées. Dans toute administration éten­due et permanente, la grande majorité des agents entrent avec l'idée d'y passer toute leur vie active. Cette disposition habituelle devient absolument générale dans les services publics nationaux ou locaux, gérés directement ou concédés, parce que le caractère spécial des fonctions rend particulièrement difficile à un homme qui en sortirait, n'étant plus jeune, de trouver un nouvel emploi.

Un renvoi ne peut donc être prononcé que pour faute grave, mauvaise volonté persistante ou incapacité, absolue, et il doit être entouré de garanties. Pour entretenir le zèle des agents pendant une longue carrière, on établit d'un côté des mesures disciplinaires, de l'autre des échelles de traitement avec lesquelles un même travail est payé moins qu'il ne vaut au début de la carrière, parfois beaucoup plus à la fin, s'il s'agit d'un agent apte seulement à remplir des emplois subalternes. Dans chaque ordre de fonctions, les agents peuvent monter en grade à mesure qu'ils font preuve de capacité et acquièrent l'expé­rience nécessaire. Toute leur existence, toute celle de leur famille est organisée en raison des augmentations de ressources qu'ils peuvent espérer. Leur zèle dépend essentiellement de l'équité avec laquelle les avancements de classe et de grade sont distribués, un juste compte étant tenu de la qualité des services en même temps que de leur durée. L'autorité de chaque chef, sur un personnel qu'il n'a pas choisi et qu'il n'est pas maître de renvoyer, dépend exclusivement de l'influence que ses notes et ses propositions ont dans ces avancements. La grande difficulté, dans les services publics, est de concilier cette influence et l'autorité dont elle est la condition avec le caractère impératif que savent donner à leurs réclamations les fonctionnaires électeurs. Nous examinerons les conséquences de ce caractère impératif, dans le présent chapitre, au point de vue de la discipline des agents de l'Etat, et dans le suivant au point de vue des conséquences économiques et budgétaires qu'entraînent la fixation de leurs traitements et le rendement de leur travail.

Clément Colson in Organisme économique et désordre social
(1918)

samedi 17 novembre 2007

Les Pérégrinations de Saint Julien (Gustave Flaubert)

Il s'engagea dans une troupe d'aventuriers qui passaient.

Il connut la faim, la soif, les fièvres et la vermine. Il s'accoutuma au fracas des mêlées, à l'aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures ; et comme il était très fort, courageux, tempérant, avisé, il obtint sans peine le commandement d'une compagnie.

Au début des batailles, il enlevait ses soldats d'un grand geste de son épée. Avec une corde à nœuds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balancé par l'ouragan, pendant que les flammèches du feu grégeois se collaient à sa cuirasse, et que la résine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des créneaux. Souvent le heurt d'une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop chargés d'hommes croulèrent sous lui. En tournant sa masse d'armes, il se débarrassa de quatorze cavaliers. Il défit en champ clos tous ceux qui se proposèrent. Plus de vingt fois, on le crut mort.

Grâce à la faveur divine il en réchappa toujours ; car il protégeait les gens d'Eglise, les orphelins, les veuves et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaître sa figure, comme s'il avait eu peur de le tuer par méprise.

Des esclaves en fuite, des manants révoltés, des bâtards sans fortune, toutes sortes d'intrépides affluèrent sous son drapeau, et il se composa une armée.

Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.

Tour à tour, il secourut le dauphin de France et le roi d'Angleterre, les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négus d'Abyssinie et l'empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts d'écailles de poisson, des Nègres munis de rondaches en cuir d'hippopotame et, montés sur des ânes rouges, des Indiens couleur d'or et brandissant par-dessus leurs diadèmes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages. Il traversa des régions si torrides que sous l'ardeur du soleil, les chevelures s'allumaient d'elles-mêmes comme des flambeaux ; et d'autres qui étaient si glaciales que les bras, se détachant du corps, tombaient par terre ; et des pays où il y avait tant de brouillards que l'on marchait environné de fantômes.

Des républiques en embarras le consultèrent. Aux entrevues d'ambassadeurs, il obtenait des conditions inespérées. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout à coup et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il délivra des reines enfermées dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach.

Gustave Flaubert in Trois Contes

samedi 10 novembre 2007

Le multiplicateur keynésien (Murray Rothbard)

Le "multiplicateur" keynésien, tenu pendant longtemps en haute estime, voit heureusement sa popularité diminuer. Les économistes ont en effet commencé à se rendre compte qu'il ne s'agissait que de la contrepartie de la fonction de consommation stable. Malgré tout, l'absurdité totale du multiplicateur n'a pas encore été appréciée à sa juste valeur. La théorie du "multiplicateur d'investissement" se présente à peu près comme suit :
Revenu de la société = Consommation + Investissement

La consommation est une fonction stable du revenu, comme le montre des corrélations statistiques, etc. Disons, pour simplifier, que la variable "Consommation" est toujours égale à 0,8 fois le "Revenu (de la société)" [1]. Dans ce cas on obtient à partir de l'équation précédente :
Revenu = 0,8 Revenu + Investissement ; donc

0,2 Revenu = Investissement ; ou encore

Revenu = 5 Investissement

Le "5" est le "multiplicateur d'investissement". Il est alors évident qu'il suffit, pour augmenter le revenu monétaire de la société d'un montant donné, d'augmenter l'investissement du cinquième de ce montant ; la magie du multiplicateur fera le reste. Les premiers "amorceurs de la pompe" pensaient approcher ce but en stimulant l'investissement privé ; les keynésiens ultérieurs ont compris que si l'investissement est un facteur volatile "actif", les dépenses gouvernementales ne sont pas moins actives et bien plus sûres, de telle sorte qu'il faut faire confiance aux dépenses du gouvernement pour fournir l'effet multiplicateur. La création de nouvelle monnaie serait la plus efficace, car le gouvernement serait alors certain de ne pas réduire les fonds privés. C'est pourquoi on appelle toute dépense du gouvernement "investissement" : elle est un "investissement" parce qu'elle n'est pas reliée passivement au revenu.

Le développement ci-dessous se propose d'offrir un bien plus puissant "multiplicateur", sur des bases keynésiennes il est même plus puissant et efficace que le multiplicateur d'investissement, et sur des bases keynésiennes on ne peut rien lui objecter. Il ne s'agit toutefois pas d'une simple parodie, car tout est fait en suivant la méthode keynésienne.
Écrivons tous d'abord :
Revenu de la société = Revenu de (mettre le nom de n'importe qui, du lecteur par exemple) + Revenu de tous les autres
Utilisons des symboles suivants :
Revenu de la société = Y Revenu du lecteur = R

Revenu de tous les autres = V

Nous trouvons que V est une fonction très stable de Y. Traçons en effet l'une en fonction de l'autre et nous trouverons une correspondance historiquement parfaite entre les deux. C'est une fonction exceptionnellement stable, bien plus stable que n'importe laquelle des "fonctions de consommation". D'un autre côté, traçons R en fonction de Y. Au lieu d'une corrélation parfaite, nous ne trouvons alors que le plus faible des liens entre les fluctuations du revenu du lecteur de ces lignes et le revenu total de la société. Par conséquent, le revenu du lecteur est l'élément actif, volatile et incertain du revenu de la société, alors que le revenu de tous les autres demeure passif, stable et déterminé par le revenu total de la société.
Supposons que l'équation à laquelle nous arrivons s'écrive
V = 0,99999 Y.
Alors, on obtient successivement :

Y = 0,99999 Y + R ;

0,00001 Y = R ;

Y = 100 000 R.

Voilà le multiplicateur personnel du lecteur, bien plus puissant que le multiplicateur d'investissement. Pour augmenter le revenu de la société, et donc guérir dépression et chômage, il suffit pour le gouvernement d'imprimer un certain nombre de dollars et de les donner au lecteur de ces lignes. La dépense du lecteur amorcera la pompe d'une augmentation du revenu national par un facteur 100 000 [2].
Notes

[1]. En réalité, la forme du multiplicateur keynésien est en général "linéaire", par exemple de la forme Consommation = 0,8 Revenu + 20. La forme retenue dans le texte simplifie l'exposé sans toutefois changer l'essence du raisonnement.

[2]. Voir aussi le livre de Hazlitt The failure of New Economics (Princeton : D. van Nostrand, 1959) pp. 135-155 [La Nouvelle économie est, dans ce livre, le keynésianisme, et n'a, bien entendu, pas de rapport avec les Nouveaux économistes français d'aujourd'hui. NdT].


Murray Rothbard in L'Homme, l'économie et l'État





Libéralisme et Religion (Ludwig von Mises)

Le libéralisme est fondé sur une théorie purement rationnelle et scientifique de coopération sociale. Les politiques qu'il préconise sont l'application d'un système de connaissances qui ne se réfère en rien aux sentiments, aux croyances intuitives pour lesquelles aucune preuve logiquement satisfaisante ne peut être apportée, aux expériences mystiques, et à la perception personnelle de phénomènes supra-humains. En ce sens, on peut lui appliquer les épithètes — souvent mal comprises et interprétées erronément — d'athéiste et d'agnostique. Mais ce serait une grave erreur de conclure que les sciences de l'agir humain, et la politique déduite de leurs enseignements — le libéralisme — soient anti-théistes et hostiles à la religion. Elles sont radicalement opposées à tous les systèmes de théocratie. Mais elles sont entièrement neutres vis-à-vis des croyances religieuses qui ne prétendent pas se mêler de la conduite des affaires sociales, politiques et économiques.

La théocratie est un système social qui revendique à l'appui de sa légitimité un titre suprahumain. La loi fondamentale d'un régime théocratique est une vision intérieure non susceptible d'examen par la raison et de démonstration par des méthodes logiques. Son critère ultime est l'intuition qui fournit à l'esprit une certitude subjective à propos de choses qui ne peuvent être conçues par raison et raisonnement systématique. Si cette intuition se réfère à l'un des systèmes traditionnels d'enseignement concernant l'existence d'un divin Créateur et Maître de l'univers, nous l'appelons croyance religieuse. Si elle se réfère à un autre système, nous l'appelons croyance métaphysique. Ainsi un système de gouvernement théocratique n'est pas nécessairement fondé sur l'une des grandes religions historiques du monde. Il peut être déduit de positions métaphysiques qui répudient toutes les églises traditionnelles et confessions, et qui se glorifient de souligner leur caractère anti-théiste et anti-métaphysique. De nos jours, les plus puissants des partis théocratiques sont hostiles au christianisme et à toutes les religions dérivées du monothéisme juif. Ce qui les caractérise comme théocratiques, c'est leur volonté passionnée d'organiser les affaires temporelles de l'humanité en fonction d'un complexe d'idées dont la validité ne peut être démontrée par le raisonnement. Ils prétendent que leurs chefs sont doués mystérieusement d'un savoir inaccessible au reste des hommes et contraire aux idées adoptées par ceux auxquels le charisme est refusé. Les chefs charismatiques ont été investis par une puissance mystique supérieure, de la charge de conduire les affaires d'une humanité égarée. Eux seuls sont illuminés ; tous les autres sont ou bien aveugles et sourds, ou bien des malfaiteurs.

C'est un fait que nombre de variantes des grandes religions historiques ont été contaminées par des tendances théocratiques. Leurs missionnaires étaient animés d'une passion pour le pouvoir afin de subjuguer et détruire tous les groupes dissidents. Néanmoins, nous ne devons pas confondre les deux choses, religion et théocratie.

William James appelle religieux « les sentiments, actes et expériences d'individus dans leur solitude, dans la mesure où ils se sentent eux-mêmes être en relation avec le divin, de quelque façon qu'ils le considèrent » 5. Il énumère les croyances ci-après comme les caractéristiques de la vie religieuse : Que le monde visible est une partie d'un univers plus spirituel, d'où il tire sa signification principale ; que l'union ou la relation harmonieuse avec cet univers supérieur est notre vraie finalité ; que la prière, ou communion intérieure, avec l'esprit de cet univers plus élevé — que cet esprit soit « Dieu » ou « la loi » — est un processus au cours duquel un travail est réellement effectué, une énergie spirituelle est infusée dans le monde phénoménal et y produit des effets psychologiques ou matériels. La religion poursuit James, comporte aussi les caractéristiques psychologiques que voici : nouveau parfum stimulant qui s'ajoute à la vie comme un don, et qui prend la forme tantôt d'un enchantement lyrique, tantôt d'un appel au sérieux et à l'héroïsme, avec en outre une assurance de sécurité et un esprit de paix, et envers autrui, une prépondérance d'affection aimante 6.

Cette description des caractères de l'expérience religieuse et des sentiments religieux de l'humanité ne fait aucune référence à la structuration de la coopération sociale. La religion, aux yeux de James, est une relation purement personnelle et individuelle entre l'homme et une divine Réalité, sainte, mystérieuse et d'une majesté angoissante. Elle enjoint à l'homme un certain mode de conduite individuelle. Mais elle n'affirme rien touchant les problèmes d'organisation de la société. Saint François d'Assise, le plus grand génie religieux de l'Occident, ne s'occupait ni de politique ni d'économie. Il souhaitait apprendre à ses disciples comment vivre pieusement ; il ne dressa pas de plan pour l'organisation de la production et n'incita pas ses adeptes à recourir à la violence contre les contradicteurs. Il n'est pas responsable de l'interprétation de ses enseignements par l'ordre dont il fut le fondateur.

Le libéralisme ne place pas d'obstacles sur la route de l'homme désireux de modeler sa conduite personnelle et ses affaires privées sur la façon dont il comprend, par lui-même ou dans son église ou sa confession, l'enseignement de l'Evangile. Mais il est radicalement opposé à toute prétention d'imposer silence aux discussions rationnelles des problèmes de bien-être social par appel à une intuition ou révélation religieuse. Il ne veut imposer à personne le divorce ou la pratique du contrôle des naissances ; mais il s'élève contre ceux qui veulent empêcher les autres de discuter librement du pour et du contre en ces matières.

Dans l'optique libérale, le but de la loi morale est de pousser les individus à conformer leur conduite aux exigences de la vie en société, à s'abstenir de tous les actes contraires à la préservation de la coopération sociale pacifique, ainsi qu'au progrès des relations interhumaines. Les libéraux apprécient cordialement l'appui que les enseignements religieux peuvent apporter à ceux des préceptes moraux qu'ils approuvent eux-mêmes, mais ils s'opposent à celles des règles qui ne peuvent qu'entraîner la désintégration sociale, quelle que soit la source dont ces règles découlent.

C'est défigurer les faits que de dire, comme beaucoup de partisans de la théocratie religieuse, que le libéralisme combat la religion. Là où est admis le principe de l'intervention des églises dans les problèmes temporels, les diverses églises, confessions et sectes se combattent entre elles. En séparant Eglise et État, le libéralisme établit la paix entre les diverses factions religieuses et assure à chacune d'elles la possibilité de prêcher son évangile sans être molestée.

Le libéralisme est rationaliste. Il affirme qu'il est possible de convaincre l'immense majorité que la coopération pacifique dans le cadre de la société sert les intérêts bien compris des individus, mieux que la bagarre permanente et la désintégration sociale. Il a pleine confiance en la raison humaine. Peut-être que cet optimisme n'est pas fondé, et que les libéraux se sont trompés. Mais, en ce cas, il n'y a pas d'espoir ouvert dans l'avenir pour l'humanité.


Ludwig von Mises in L'Action humaine

5 W. James, The Varieties of Religious Experience, 35e impression, New York, 1925, p. 31.
6 Op. cit., pp. 485-486.


samedi 3 novembre 2007

Le Centre d'Incubation et de Conditionnement (Aldous Huxley)


UN bâtiment gris et trapu de trente-quatre étages seulement. Au-dessus de l'entrée principale, les mots : CENTRE D'INCUBATION ET DE CONDITIONNEMENT DE LONDRES-CENTRAL, et, dans un écusson, la devise de l'État mondial : COMMUNAUTÉ, IDENTITÉ, STABILITÉ.
L'énorme pièce du rez-de-chaussée était exposée au nord. En dépit de l'été qui régnait au-delà des vitres, en dépit de toute la chaleur tropicale de la pièce elle-même, ce n'étaient que de maigres rayons d'une lumière crue et froide qui se déversaient par les fenêtres. Les blouses des travailleurs étaient blanches, leurs mains, gantées de caoutchouc pâle, de teinte cadavérique. La lumière était gelée, morte, fantomatique. Ce n'est qu'aux cylindres jaunes des microscopes qu'elle empruntait un peu de substance riche et vivante, étendue le long des tubes comme du beurre.
— Et ceci, dit le Directeur, ouvrant la porte, c'est la Salle de Fécondation.
Au moment où le Directeur de l'Incubation et du Conditionnement entra dans la pièce, trois cents Fécondateurs, penchés sur leurs instruments, étaient plongés dans ce silence où l'on ose à peine respirer, dans ce chantonnement ou ce sifflotement inconscients, par quoi se traduit la concentration la plus profonde. Une bande d'étudiants nouvellement arrivés, très jeunes, roses et imberbes, se pressaient, pénétrés d'une certaine appréhension, voire de quelque humilité, sur les talons du Directeur. Chacun d'eux portait un cahier de notes, dans lequel, chaque fois que le grand homme parlait, il griffonnait désespérément. Ils puisaient ici leur savoir à la source même. C'était un privilège rare. Le D.I.C. de Londres-Central s'attachait toujours à faire faire à ses nouveaux étudiants, sous sa conduite personnelle, le tour des divers services.
« Simplement pour vous donner une idée d'ensemble », leur expliquait-il. Car il fallait, bien entendu, qu'ils eussent un semblant d'idée d'ensemble, si l'on voulait qu'ils fissent leur travail intelligemment, — et cependant qu'ils en eussent le moins possible, si l'on voulait qu'ils fussent plus tard des membres convenables et heureux de la société. Car les détails, comme chacun le sait, conduisent à la vertu et au bonheur; les généralités sont, au point de vue intellectuel, des maux inévitables. Ce ne sont pas les philosophes, mais bien ceux qui s'adonnent au bois découpé et aux collections de timbres, qui constituent l'armature de la société.
— Demain, ajoutait-il, leur adressant un sourire empreint d'une bonhomie légèrement menaçante, vous vous mettrez au travail sérieux. Vous n'aurez pas de temps à consacrer aux généralités... D'ici là...
D'ici là, c'était un privilège. De la source même, droit au cahier de notes. Les jeunes gens griffonnaient fébrilement.
Grand, plutôt maigre, mais bien droit, le Directeur s'avança dans la pièce. Il avait le menton allongé et les dents fortes, un peu proéminentes, que parvenaient tout juste à recouvrir, lorsqu'il ne parlait pas, ses lèvres pleines à la courbe fleurie. Vieux, jeune ? Trente ans? Cinquante ? Cinquante-cinq ? C'était difficile à dire. Et, au surplus, la question ne se posait pas ; dans cette année de stabilité, cette année 632 de N.F., il ne venait à l'idée de personne de la poser.
— Je vais commencer par le commencement, dit le D.I.C, et les étudiants les plus zélés notèrent son intention dans leur cahier : Commencer au commencement. — Ceci — il agita la main — ce sont les couveuses. — Et, ouvrant une porte de protection thermique, il leur montra des porte-tubes empilés les uns sur les autres et pleins de tubes à essais numérotés. — L'approvisionnement d'ovules pour la semaine. Maintenus, expliqua-t-il, à la température du sang ; tandis que les gamètes mâles — et il ouvrit alors une autre porte — doivent être gardés à trente-cinq degrés, au lieu de trente-sept. La pleine température du sang stérilise. Des béliers, enveloppés de thermogène, ne procréent pas d'agneaux.
Toujours appuyé contre les couveuses, il leur servit, tandis que les crayons couraient illisiblement d'un bord à l'autre des pages, une brève description du procédé moderne de la fécondation; il parla d'abord, bien entendu, de son introduction chirurgicale, « cette opération subie volontairement pour le bien de la société, sans compter qu'elle comporte une prime se montant à six mois d'appointements » ; il continua par un exposé sommaire de la technique de la conservation de l'ovaire excisé à l'état vivant et en plein développement ; passa à des considérations sur la température, la salinité, la viscosité optima; fit allusion à la liqueur dans laquelle on conserve les ovules détachés et venus à maturité ; et, menant ses élèves aux tables de travail, leur montra effectivement comment on retirait cette liqueur des tubes à essais ; comment on la faisait tomber goutte à goutte sur les lames de verre pour préparations microscopiques spécialement tiédies; comment les ovules qu'elle contenait étaient examinés au point de vue des catactères anormaux, comptés, et transférés dans un récipient poreux; comment (et il les emmena alors voir cette opération) ce récipient était immergé dans un bouillon tiède contenant des spermatozoïdes qui y nageaient librement, — « à la concentration
minima de cent mille par centimètre cube », insista-til ; et comment, au bout de dix minutes, le vase était retiré du liquide et son contenu examiné de nouveau ; comment, s'il y restait des ovules non fécondés, on l'immergeait une deuxième fois, et, si c'était nécessaire, une troisième ; comment les ovules fécondés retournaient aux couveuses; où les Alphas et les Bêtas demeuraient jusqu'à leur mise en flacon définitive, tandis que les Gammas, les Deltas et les Epsilons en étaient extraits, au bout de trente-six heures seulement, pour être soumis au Procédé Bokanovsky.
« Au Procédé Bokanovsky », répéta le Directeur,et les étudiants soulignèrent ces mots dans leurs calepins.
Un oeuf, un embryon, un adulte, — c'est la normale. Mais un oeuf bokanovskifié a la propriété de bourgeonner, de proliférer, de se diviser : de huit à quatre-vingt-seize bourgeons, et chaque bourgeon deviendra un embryon parfaitement formé, et chaque embryon, un adulte de taille complète. On fait ainsi pousser quatre-vingt-seize êtres humains là où il n'en poussait autrefois qu'un seul. Le progrès.
— La bokanovskification, dit le D.I.C. pour conclure, consiste essentiellement en une série d'arrêts du développement. Nous enrayons la croissance normale, et, assez paradoxalement, l'oeuf réagit en bourgeonnant.
Réagit en bourgeonnant. Les crayons s'affairèrent.
Il tendit le bras. Sur un transporteur à mouvement très lent, un porte-tubes plein de tubes à essais pénétrait dans une grande caisse métallique, un autre en sortait. Il y avait un léger ronflement de machines. Les tubes mettaient huit minutes à traverser la caisse de bout en bout, leur expliquait-il, soit huit minutes d'exposition aux rayons durs, ce qui est à peu près le maximum que puisse supporter un oeuf. Un petit nombre mouraient ; des autres, les moins influencés se divisaient en deux; la plupart proliféraient en quatre bourgeons; quelques-uns, en huit; tous étaient renvoyés aux couveuses, où les bourgeons commençaient à se développer; puis, au bout de deux jours, on les soumettait soudain au froid, au froid et à l'arrêt de croissance. En deux, en quatre, en huit, les bourgeons bourgeonnaient à leur tour ; puis, ayant bourgeonné, ils étaient soumis à une dose d'alcool presque mortelle ; en conséquence, ils proliféraient de nouveau, et, ayant bourgeonné, on les laissait alors se développer en paix, bourgeons des bourgeons des bourgeons, — tout nouvel arrêt de
croissance étant généralement fatal. A ce moment, l'oeuf primitif avait de fortes chances de se transformer en un nombre quelconque d'embryons compris entre huit et quatre-vingt-seize, « ce qui est, vous en conviendrez, un perfectionnement prodigieux par rapport à la nature. Des jumeaux identiques, mais non pas en maigres groupes de deux ou trois, comme aux jours anciens de reproduction vivipare, alors qu'un oeuf se divisait parfois accidentellement ; mais bien par douzaines, par vingtaines, d'un coup. »
— Par vingtaines, répéta le Directeur, et il écarta les bras, comme s'il faisait des libéralités à une foule. Par vingtaines.
Mais l'un des étudiants fut assez sot pour demander en quoi résidait l'avantage.
— Mon bon ami ! le Directeur se tourna vivement vers lui, vous ne voyez donc pas? Vous ne voyez pas ? Il leva la main ; il prit une expression solennelle.Le Procédé Bokanovsky est l'un des instruments majeurs de la stabilité sociale !
Instruments majeurs de la stabilité sociale.
Des hommes et des femmes conformes au type normal ; en groupes uniformes. Tout le personnel d'une petite usine constitué par les produits d'un seul oeuf bokanovskifié.
— Quatre-vingt-seize jumeaux identiques faisant marcher quatre-vingt-seize machines identiques ! —
Sa voix était presque vibrante d'enthousiasme. — On sait vraiment où l'on va. Pour la première fois dans l'histoire. — Il cita la devise planétaire : « Communauté, Identité, Stabilité. » Des mots grandioses. Si nous pouvions bokanovskifier indéfiniment, tout le problème serait résolu.
Résolu par des Gammas du type normal, des Deltas invariables, des Epsilons uniformes. Des millions de jumeaux identiques. Le principe de la production en série appliqué enfin à la biologie.
— Mais, hélas!, le Directeur hocha la tête, nous ne pouvons pas bokanovskifier indéfiniment.
Quatre-vingt-seize, telle semblait être la limite; soixante-douze, une bonne moyenne. Fabriquer, avec le même ovaire et les gamètes du même mâle, autant de groupes que possible de jumeaux identiques, c'était là ce qu'ils pouvaient faire de mieux (un mieux qui n'était malheureusement qu'un pis-aller).Et cela, c'était déjà difficile.
— Car, dans la nature, il faut trente ans pour que deux cents ovules arrivent à maturité. Mais notre tâche, c'est de stabiliser la population en ce moment, ici, maintenant. Produire des jumeaux au compte-gouttes tout au long d'un quart de siècle, à quoi cela servirait-il ?
Manifestement, cela ne servirait absolument de rien. Mais la Technique de Podsnap avait immensément accéléré le processus de la maturation. On pouvait s'assurer au moins cent cinquante oeufs mûrs en l'espace de deux ans. Que l'on féconde et que l'on
bokanovskifie, en d'autres termes, qu'on multiplie par soixante-douze, — et l'on obtient une moyenne de presque onze mille frères et soeurs dans cent cinquante groupes de jumeaux identiques, tous du même âge, à deux ans près.
— Et dans des cas exceptionnels, nous pouvons nous faire livrer par un seul ovaire plus de quinze mille individus adultes.
Faisant signe à un jeune homme blond au teint vermeil qui passait par hasard à ce moment :
— Mr. Foster, appela-t-il. — Le jeune homme au teint vermeil s'approcha. — Pourriez-vous nous indiquer le chiffre maximum obtenu d'un seul ovaire, Mr. Foster?
— Seize mille douze, dans ce Centre-ci, répondit Mr. Foster sans aucune hésitation.
— Il parlait très vite, avait l'oeil bleu et vif, et prenait un plaisir évident à citer des chiffres. — Seize mille douze; en cent quatre-vingt-neuf groupes d'identiques. Mais, bien entendu, on a fait beaucoup mieux, continua-t-il vigoureusement, dans quelques uns des Centres tropicaux. Singapore en a souvent produit plus de seize mille cinq cents ; et Mombasa a effectivement atteint les dix-sept mille. Mais c'est qu'ils sont injustement privilégiés, aussi. Il faut voir comment un ovaire de noire réagit au liquide pituitaire! Il y a là de quoi vous étonner, quand on est habitué à travailler sur des matériaux européens.
Néanmoins, ajouta-t-il en riant (mais l'éclair de la lutte était dans ses yeux, et le soulèvement de son menton était un défi), néanmoins, nous avons l'intention de les dépasser s'il y a moyen. Je travaille en ce moment sur un merveilleux ovaire de Delta-Moins. Il n'a que dix-huit mois, tout juste. Plus de douze mille sept cents enfants déjà, soit décantés, soit en embryon. Et il en veut encore. Nous arriverons encore à les battre !
— Voilà l'état d'esprit qui me plaît! s'écria le Directeur, et il donna une tape sur l'épaule de Mr. Foster. — Venez donc avec nous, et faites profiter ces gamins de votre savoir d'expert.
Mr. Foster sourit modestement.
— Avec plaisir.
Ils le suivirent.
Dans la Salle de Mise en Flacons, tout était agitation harmonieuse et activité ordonnée. Des plaques de péritoine de truie, toutes coupées aux dimensions voulues, arrivaient continuellement, dans de petits monte-charge, du Magasin aux Organes
dans le sous-sol. Bzzz, et puis flac ! Les portes du monte-charge s'ouvraient toutes grandes ; le Garnisseur de Flacons n'avait qu'à allonger la main, prendre la plaque, l'introduire, aplatir les bords, et avant que le flacon ainsi garni eût le temps de s'éloigner hors de la portée le long du transporteur sans fin, — bzzz, flac ! — une autre plaque de péritoine était montée vivement des profondeurs souterraines, prête à être introduite dans un autre flacon, le suivant dans cette lente procession interminable sur le transporteur.
Après les Garnisseurs il y avait les Immatriculeurs ; un à un, les oeufs étaient transférés de leurs tubes à essais dans les récipients plus grands ; avec dextérité, la garniture de péritoine était incisée, la morula y était mise en place, la solution saline y était versée... et déjà le flacon était passé plus loin, et c'était au tour des étiqueteurs. L'hérédité, la date de fécondation, les indications relatives au Groupe Bokanovsky, tous les détails étaient transférés de tube à essais à flacon. Non plus anonyme, mais nommée, identifiée, la procession reprenait lentement sa marche ; sa marche à travers une ouverture de la cloison, sa marche pour entrer dans la Salle de Prédestination Sociale.
— Quatre-vingt-huit mètres cubes de fiches sur carton, dit Mr. Foster avec un plaisir manifeste, comme ils entraient.
— Contenant tous les renseignements utiles, ajouta le Directeur.
— Mis à jour tous les matins.
— Et coordonnés tous les jours, dans l'après-midi.
— Sur la base desquels sont faits les calculs.
— Tant d'individus, de telle et telle qualité, dit
Mr. Foster.
— Répartis en telles et telles quantités.
— Le Pourcentage de Décantation optimum à n'importe quel moment donné.
— Les pertes imprévues étant promptement compensées.
— Promptement, répéta Mr. Foster. Si vous
saviez combien j'ai dû faire d'heures supplémentaires après le dernier tremblement de terre au Japon !
Il eut un rire de bonne humeur et hocha la tête
— Les Prédestinateurs envoient leurs chiffres aux Fécondateurs.
— Qui leur donnent les embryons qu'ils demandent.
— Et les flacons arrivent ici pour être prédestinés en détail.
— Après quoi, on les descend au Dépôt des Embryons.
— Où nous allons maintenant nous rendre nous-mêmes.
Et, ouvrant une porte, Mr. Foster se mit à leur tête pour descendre un escalier et les mener au sous-sol.
La température était encore tropicale. Ils descendirent dans une pénombre qui s'épaississait. Deux portes et un couloir à double tournant protégeaient la
cave contre toute infiltration possible du jour.
— Les embryons ressemblent à une pellicule photographique, dit Mr. Foster d'un ton badin, ouvrant la seconde porte d'une poussée. Ils ne peuvent supporter que la lumière rouge.
Et en effet l'obscurité, où régnait une chaleur lourde dans laquelle les étudiants le suivirent alors, était visible et cramoisie, comme, par un après-midi d'été, l'est l'obscurité perçue sous les paupières closes. Les flancs bombés des flacons qui s'alignaient à l'infini, rangée sur rangée, étage sur étage, étincelaient en rubis innombrables, et parmi les rubis se déplaçaient les spectres rouges et vagues d'hommes et de femmes aux yeux pourprés, aux faces rutilantes de lupiques. Un bourdonnement, un fracas de machines, imprimait à l'air un léger frémissement.
— Donnez-leur quelques chiffres, Mr. Foster, dit le Directeur, qui était fatigué de parler.
Mr. Foster n'était que trop heureux de les leur donner.
— Deux cent vingt mètres de long, deux cents de large, dix de haut.
Il tendit la main en l'air. Comme des poulets qui boivent, les étudiants levèrent les yeux vers le plafond lointain.
Trois étages de porte-flacons : au niveau du sol, première galerie, deuxième galerie. La charpente métallique, légère comme une toile d'araignée, des galeries superposées, se perdait dans toutes les directions jusque dans l'obscurité. Près d'eux, trois fantômes rouges étaient activement occupés à décharger des dames-jeannes qu'ils enlevaient d'un escalier mobile.
L'escalator, partant de la Salle de Prédestination Sociale.
Chaque flacon pouvait être placé sur l'un d'entre quinze porte-bouteilles, dont chacun, bien qu'on ne pût s'en apercevoir, était un transporteur avançant à la vitesse de trente-trois centimètres un tiers à l'heure. Deux cent, soixante-sept jours à raison de huit mètres par jour. Deux mille cent trente-six mètres en tout. Un tour de la cave au niveau du sol, un autre sur la première galerie, la moitié d'un autre sur la seconde, et, le deux cent soixante-septième matin, la lumière du jour dans la Salle de Décantation. Dès lors, l'existence indépendante — ainsi dénommée.
— Mais, dans cet intervalle de temps, dit Mr. Foster pour conclure, nous avons réussi à leur faire pas mal de choses. Oh ! beaucoup de choses. — Son rire était averti et triomphant.
— Voilà l'état d'esprit qui me plaît, dit de nouveau le Directeur. Faisons le tour. Donnez-leur toutes les explications, Mr. Foster.
Mr. Foster les leur donna congrûment.
Il leur parla de l'embryon, se développant sur son lit de péritoine. Il leur fit goûter le riche pseudo-sang dont il se nourrit. Il expliqua pourquoi il avait besoin d'être stimulé par de la placentine et de la thyroxine. Il leur parla de l'extrait de corpus luteum. Il leur montra les ajutages par lesquels, à tous les douze mètres entre zéro et 2040, il est injecté automatiquement. Il parla de ces doses graduellement croissantes de liquide pituitaire administrées au cours des quatre-vingt-seize derniers mètres de leur parcours.Il décrivit la circulation maternelle artificielle installée sur chaque flacon au mètre 112; leur montra le réservoir de pseudo-sang, la pompe centrifuge qui
maintient le liquide en mouvement au-dessus du placenta et le chasse à travers le poumon synthétique et le filtre à déchets. Il dit un mot de la tendance fâcheuse de l'embryon à l'anémie, des doses massives d'extrait d'estomac de porc et de foie de poulain foetal qu'il est nécessaire, en conséquence, de lui fournir.
Il leur montra le mécanisme simple au moyen duquel, pendant les deux derniers mètres de chaque parcours de nuit, on secoue simultanément tous les embryons pour les familiariser avec le mouvement. Il fit allusion à la gravité de ce qu'on appelle le « traumatisme de décantation », et énuméra les précautions prises afin de réduire au minimum, par un dressage approprié de l'embryon en flacon, ce choc dangereux. Il leur parla des épreuves de sexe effectuées au voisinage du mètre 200. Il expliqua le système d'étiquetage — un T pour les mâles, un cercle pour les femelles, et pour ceux qui étaient destinés à devenir des neutres, un point d'interrogation, noir sur un fond blanc.
— Car, bien entendu, dit Mr. Foster, dans l'immense majorité des cas, la fécondité est tout bonnement une gêne. Un ovaire fertile sur douze cents, — voilà qui serait largement suffisant pour nos besoins. Mais nous désirons avoir un bon choix. Et, bien entendu, il faut toujours conserver une marge de sécurité énorme. Aussi laissons-nous se développer normalement jusqu'à trente pour cent des embryons femelles. Les autres reçoivent une dost d'hormone sexuelle mâle à tous les vingt-quatre mètres pendant le reste du parcours. Résultat : quand on les décante, ils sont neutres, absolument normaux au point de vue de la structure (sauf, fut-il obligé de reconnaître, qu'ils ont, il est vrai, un rien de tendance à la croissance d'une barbe), mais stériles. Garantis stériles. Ce qui nous amène enfin, continua Mr. Foster, à quitter le domaine de la simple imitation stérile de la nature, pour entrer dans le monde beaucoup plus intéressant de l'invention humaine.
Il se frotta les mains. Car, bien entendu, on ne se contentait pas de couver simplement des embryons : cela, n'importe quelle vache est capable de le faire.
— En outre, nous prédestinons et conditionnons. Nous décantons nos bébés sous forme d'êtres vivants socialisés, sous forme d'Alphas ou d'Epsilons, de futurs vidangeurs ou de futurs... — Il était sur le point de dire « futurs Administrateurs Mondiaux », mais, se reprenant, il dit « futurs Directeurs de l'Incubation ».
Le D.I.C. fut sensible au compliment, qu'il reçut avec un sourire.

Ils en étaient au mètre 320 sur le porte-bouteilles n° 11. Un jeune mécanicien Bêta-Moins était occupé à travailler avec un tournevis et une clef anglaise à la pompe à pseudo-sang d'un flacon qui passait. Le ronflement du moteur électrique devenait plus grave, par fractions de ton, tandis qu'il vissait les écrous... Plus grave, plus grave... Une torsion finale, un coup d'oeil sur le compteur de tours, et il eut terminé. Il avança de deux pas le long de la rangée et recommença la même opération sur la pompe suivante.
— Il diminue le nombre de tours à la minute, expliqua Mr. Foster. Le pseudo-sang circule plus lentement ; il passe par conséquent dans les poumons à intervalles plus longs; il donne par suite à l'embryon moins d'oxygène. Rien de tel que la pénurie d'oxygène pour maintenir un embryon au-dessous de la normale. De nouveau, il se frotta les mains.
— Mais pourquoi voulez-vous maintenir l'embryon au-dessous de la normale? demanda un étudiant ingénu.
— Quel âne ! dit le Directeur, rompant un long silence. Ne vous est-il jamais venu à l'idée qu'il faut à un embryon d'Epsilon un milieu d'Epsilon, aussi bien qu'une hérédité d'Epsilon ?
Cela ne lui était évidemment pas venu à l'idée. Il fut couvert de confusion.
— Plus la caste est basse, dit Mr. Foster, moins on donne d'oxygène. Le premier organe affecté, c'est le cerveau. Ensuite le squelette. A soixante-dix pour cent d'oxygène normal, on obtient des nains. A moins de soixante-dix pour cent, des monstres sans yeux.
— Lesquels ne sont absolument d'aucune utilité,dit Mr. Foster pour conclure. Tandis que (sa voix se fit confidentielle, avide d'exposer ce qu'il avait à dire) si l'on pouvait découvrir une technique pour réduire la durée de maturation, quel bienfait ce serait pour la société !
— Considérez le cheval.
Ils le considérèrent.
— Mûr à six ans; l'éléphant à dix. Alors qu'à treize ans un homme n'est pas encore mûr sexuellement, et n'est adulte qu'à vingt ans. D'où, bien entendu, ce fruit du développement retardé : l'intelligence humaine.
— Mais chez les Epsilons, dit fort justement Mr. Foster, nous n'avons pas besoin d'intelligence humaine. On n'en a pas besoin, et on ne l'obtient pas. Mais, bien que chez l'Epsilon l'esprit soit mûr à dix ans, il en faut dix-huit avant que le corps soit propre au travail. Que de longues années d'immaturité, superflues et gaspillées ! S'il était possible d'accélérer le développement physique jusqu'à le rendre aussi rapide, mettons que celui d'une vache, quelle économie énorme il en résulterait pour la Communauté !
— Énorme ! murmurèrent les étudiants.
L'enthousiasme de Mr. Foster était contagieux.
Ses explications se firent plus techniques ; il parla de la coordination anormale des endocrines qui fait que les hommes croissent si lentement ; il admit, pour l'expliquer, une mutation germinale. Peut-on détruire les effets de cette mutation germinale ? Peut-on faire régresser l'embryon d'Epsilon, au moyen d'une technique appropriée, jusqu'au caractère normal qui existe chez les chiens et les vaches ? Tel était le problème. Et il était sur le point d'être résolu.
Pilkington, à Mombasa, avait produit des individus qui étaient sexuellement mûrs à quatre ans, et de taille adulte à six ans et demi. Triomphe scientifique. Mais socialement sans utilité. Des hommes et des femmes de six ans et demi étaient trop bêtes pour accomplir même le travail d'Epsilons. Et le processus était du type tout-ou-rien ; ou bien l'on ne réussissait à modifier rien du tout, ou bien l'on modifiait complètement. On essayait encore de trouver le compromis idéal entre des adultes de vingt ans et des adultes de six ans. Jusqu'à présent, sans succès. Mr. Foster soupira et hocha la tête.
Leurs pérégrinations parmi la pénombre cramoisie les avaient amenés au voisinage de mètre 170 sur le porte-bouteilles n6 9. A partir de ce point, le porte-bouteilles
n° 9 disparaissait dans une gaine, et les flacons accomplissaient le restant de leur trajet dans une sorte de tunnel, interrompu çà et là par des ouvertures de deux ou trois mètres de large.
— Le conditionnement à la chaleur, dit Mr. Foster.
Des tunnels chauds alternaient avec des tunnels rafraîchis. La fraîcheur était alliée à d'autres désagréments sous forme de rayons X durs. Lorsqu'ils en arrivaient à être décantés, les embryons avaient horreur du froid. Ils étaient prédestinés à émigrer dans les tropiques, à être mineurs, tisserands de soie à l'acétate et ouvriers dans les aciéries. Plus tard, leur esprit serait formé de façon à confirmer le jugement de leur corps.
— Nous les conditionnons de telle sorte qu'ils se portent bien à la chaleur, dit Mr. Foster en conclusion.
Nos collègues là-haut leur apprendront à l'aimer.
— Et c'est là, dit sentencieusement le Directeur, en guise de contribution à cet exposé, qu'est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu'on est obligé de faire. Tel est le but de tout conditionnement. faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper.
Dans un intervalle entre deux tunnels une infirmière était en train de sonder délicatement, au moyen d'une seringue longue et fine, le contenu gélatineux d'un flacon qui passait. Les étudiants et leur guide s'arrêtèrent pour la regarder quelques instants en silence.
— Eh bien ! Lenina, dit Mr. Foster, lorsque enfin elle dégagea la seringue et se releva.
La jeune fille se retourna avec un sursaut. On voyait qu'elle était exceptionnellement jolie, bien que l'éclairage lui fît un masque de lupus et des yeux pourprés.
— Henry ! Son sourire lui décocha un éclair rouge, une rangée de dents de corail.
— Charmante, charmante, murmura le Directeur, et, lui donnant deux ou trois petites tapes, il reçut en échange, pour sa part, un sourire un peu déférent.
— Qu'est-ce que vous leur donnez là ? demanda Mr. Foster, imprimant à sa voix un ton fort professionnel.
— Oh ! la typhoïde et la maladie du sommeil habituelles.
— Les travailleurs des tropiques commencent à subir des inoculations au mètre 150, expliqua Mr. Foster aux étudiants. Les embryons ont encore des branchies, comme les poissons. Nous immunisons le poisson contre les maladies de l'homme à venir. Puis, se retournant vers Lenina : Cinq heures moins dix sur le toit, ce soir, dit-il, comme d'habitude.
— Charmante, dit le Directeur une fois de plus, et, avec une petite tape finale, il s'éloigna derrière les autres.
Sur le porte-bouteilles n° 10, des rangées de travailleurs des industries chimiques de la génération à venir étaient dressés à supporter le plomb, la soude caustique, le goudron, le chlore. Le premier d'un groupe de deux cent cinquante mécaniciens embryonnaires d'avions-fusées passait précisément devant le repère du mètre 1100 sur le porte-bouteilles n° 3. Un mécanisme spécial maintenait leurs récipients en rotation constante.
— Pour améliorer chez eux le sens de l'équilibre, expliqua Mr. Foster. Effectuer des réparations à l'extérieur d'un avion-fusée en plein air, c'est un travail délicat. Nous ralentissons la circulation quand ils sont en position normale, de façon qu'ils soient à moitié affamés, et nous doublons l'afflux de pseudo-sang quand ils sont la tête en bas. Ils apprennent à associer le renversement avec le bien-être. En fait, ils ne sont véritablement heureux que lorsqu'ils se tiennent sur la tête. — Et maintenant, reprit Mr. Foster, je voudrais vous montrer un conditionnement très intéressant pour Intellectuels Alpha-Plus. Nous en avons un groupe important sur le porte-bouteilles n° 5. — Au niveau de la Première Galerie, cria-t-il à deux gamins qui s'étaient mis à descendre au rez-de-chaussée. — Ils sont aux environs du mètre 900, expliqua-t-il. On ne peut, en somme, effectuer aucun conditionnement utile avant que les foetus aient perdu leur queue. Suivez-moi.
Mais le Directeur avait regardé sa montre.
— Trois heures moins dix, dit-il. Je crains que nous n'ayons pas de temps à consacrer aux embryons intellectuels. Il faut que nous montions aux pouponnières avant que les enfants aient fini leur sieste d'après-midi.
Mr. Foster fut déçu.
— Au moins un coup d'oeil sur la Salle de Décantation, supplia-t-il.
— Allons, soit. Le Directeur sourit avec indulgence.Rien qu'un coup d'oeil.


Aldous Huxley, in Le Meilleur des Mondes


mercredi 31 octobre 2007

Immense découverte!!! (Frédéric Bastiat)

Au moment où tous les esprits sont occupés à chercher des économies sur les moyens de transport;

Au moment où, pour réaliser ces économies, on nivelle les routes, on canalise les rivières, on perfectionne les bateaux à vapeur, on relie à Paris toutes nos frontières par une étoile de fer, par des systèmes de traction atmosphériques, hydrauliques, pneumatiques, électriques, etc.;

Au moment enfin où je dois croire que chacun cherche avec ardeur et sincérité la solution de ce problème:

« Faire que le prix des choses, au lieu de consommation, se rapproche autant que possible du prix qu'elles ont aux lieux de production. »

Je me croirais coupable envers mon pays, envers mon siècle et envers moi-même, si je tenais plus longtemps secrète la découverte merveilleuse que je viens de faire.

Car les illusions de l'inventeur ont beau être proverbiales, j'ai la certitude la plus complète d'avoir trouvé un moyen infaillible pour que les produits du monde entier arrivent en France, et réciproquement, avec une réduction de prix considérable.

Infaillible! et ce n'est encore qu'un des avantages de mon étonnante invention.

Elle n'exige ni plans, ni devis, ni études préparatoires, ni ingénieurs, ni machinistes, ni entrepreneurs, ni capitaux, ni actionnaires, ni secours du gouvernement!

Elle ne présente aucun danger de naufrages, d'explosions, de chocs, d'incendie, de déraillement!

Elle peut être mise en pratique du jour au lendemain!

Enfin, et ceci la recommandera sans doute au public, elle ne grèvera pas d'un centime le budget; au contraire. Elle n'augmentera pas le cadre des fonctionnaires et les exigences de la bureaucratie; au contraire. Elle ne coûtera à personne sa liberté; au contraire.

Ce n'est pas le hasard qui m'a mis en possession de ma découverte, c'est l'observation. Je dois dire ici comment j'y ai été conduit.

J'avais donc cette question à résoudre:

« Pourquoi une chose faite à Bruxelles, par exemple, coûte-t-elle plus cher quand elle est arrivée à Paris? »

Or, je n'ai pas tardé à m'apercevoir que cela provient de ce qu'il existe entre Paris et Bruxelles des obstacles de plusieurs sortes. C'est d'abord la distance; on ne peut la franchir sans peine, sans perte de temps; et il faut bien s'y soumettre soi-même ou payer pour qu'un autre s'y soumette. Viennent ensuite des rivières, des marais, des accidents de terrain, de la boue: ce sont autant de difficultés à surmonter. On y parvient en construisant des chaussées, en bâtissant des ponts, en perçant des routes, en diminuant leur résistance par des pavés, des bandes de fer, etc. Mais tout cela coûte, et il faut que l'objet transporté supporte sa part des frais. Il y a encore des voleurs sur les routes, ce qui exige une gendarmerie, une police, etc.


Or, parmi ces obstacles, il en est un que nous avons jeté nous-mêmes, et à grands frais, entre Bruxelles et Paris. Ce sont des hommes embusqués le long de la frontière, armés jusqu'aux dents et chargés d'opposer des difficultés au transport des marchandises d'un pays à l'autre. On les appelle douaniers. Ils agissent exactement dans le même sens que la boue et les ornières. Ils retardent, ils entravent, ils contribuent à cette différence que nous avons remarquée entre le prix de production et le prix de consommation, différence que notre problème est de réduire le plus possible.

Et voilà le problème résolu. Diminuez le tarif.

- Vous aurez fait le chemin de fer du Nord sans qu'il vous en ait rien coûté. Loin de là, vous épargnerez de gros traitements, et vous commencerez dès le premier jour par mettre un capital dans votre poche.

Vraiment, je me demande comment il a pu entrer assez de bizarrerie dans nos cervelles pour nous déterminer à payer beaucoup de millions dans l'objet de détruire les obstacles naturels qui s'interposent entre la France et l'étranger, et en même temps à payer beaucoup d'autres millions pour y substituer des obstacles artificiels qui ont exactement les mêmes effets, en sorte que, l'obstacle créé et l'obstacle détruit se neutralisant, les choses vont comme devant, et le résidu de l'opération est une double dépense.



Un produit belge vaut à Bruxelles 20 F, et, rendu à Paris, 30, à cause des frais de transport. Le produit similaire d'industrie parisienne vaut 40 F. Que faisons-nous?

D'abord nous mettons un droit d'au moins 10 F sur le produit belge, afin d'élever son prix de revient à Paris à 40 F, et nous payons de nombreux surveillants pour qu'il n'échappe pas à ce droit, en sorte que dans le trajet il est chargé de 10 F pour le transport et 10 F pour la taxe.

Cela fait, nous raisonnons ainsi: ce transport de Bruxelles à Paris, qui coûte 10 F, est bien cher. Dépensons deux ou trois cents millions en rail-ways, et nous le réduirons de moitié. Évidemment, tout ce que nous aurons obtenu, c'est que le produit belge se vendra à Paris 35 F, savoir:

20 F son prix de Bruxelles
10 F droit
5 F port réduit par le chemin de fer
---------
35 F total, ou prix de revient à Paris

Eh! n'aurions-nous pas atteint le même résultat en abaissant le tarif à 5 F? Nous aurions alors:

20 F son prix de Bruxelles
5 F droit réduit
10 F port par les routes ordinaires
---------
35 F total, ou prix de revient à Paris

Et ce procédé nous eût épargné 200 millions que coûte le chemin de fer, plus les frais de surveillance douanière, car ils doivent diminuer à mesure que diminue l'encouragement à la contrebande.

Mais, dit-on, le droit est nécessaire pour protéger l'industrie parisienne. Soit; mais alors n'en détruisez pas l'effet par votre chemin de fer.

Car, si vous persistez à vouloir que le produit belge revienne, comme celui de Paris, à 40 F, il vous faudra porter le droit à 15 F pour avoir:

20 F son prix de Bruxelles
15 F droit protecteur
5 F port par le chemin de fer
---------
40 F total à prix égalisés

Alors je demande quelle est, sous ce rapport, l'utilité du chemin de fer.

Franchement, n'y a-t-il pas quelque chose d'humiliant pour le dix-neuvième siècle d'apprêter aux âges futurs le spectacle de pareilles puérilités pratiquées avec un sérieux imperturbable? Être dupe d'autrui n'est pas déjà très plaisant; mais employer le vaste appareil représentatif à se duper soi-même, à se duper doublement, et dans une affaire de numération, voilà qui est bien propre à rabattre un peu l'orgueil du siècle des lumières.

Frédéric Bastiat, in Sophismes économiques

Lorsqu'une paire de bottes vaut Shakespeare (Alain Finkielkraut)


Les héritiers du tiers-mondisme ne sont pas seuls à préconiser la transformation des nations européennes en sociétés multiculturelles. Les prophètes de la postmodernité affichent aujourd'hui le même idéal. Mais tandis que les premiers défendent, face à l'arrogance occidentale, l'égalité de toutes les traditions, c'est pour opposer les vertiges de la fluidité aux vertus de l'enracinement que les seconds généralisent l'emploi d'une notion apparue voici quelques années dans le monde de l'art. L'acteur social postmoderne applique dans sa vie les principes auxquels les architectes et les peintres du même nom se réfèrent dans leur travail: comme eux, il substitue l'éclectisme aux anciennes exclusives; refusant la brutalité de l'alternative entre académisme et innovation, il mélange souverainement les styles; au lieu d'être ceci ou cela, classique ou d'avant-garde, bourgeois ou bohème, il marie à sa guise les engouements les plus disparates, les inspirations les plus contradictoires; léger, mobile, et non raidi dans un credo, figé dans une appartenance, il aime pouvoir passer sans obstacle d'un restaurant chinois à un club antillais, du couscous au cassoulet, du jogging à la religion, ou de la littérature au deltaplane.
S'éclater est le mot d'ordre de ce nouvel hédonisme qui rejette aussi bien la nostalgie que l'auto-accusation. Ses adeptes n'aspirent pas une société authentique, où tous les individus vivraient bien au chaud dans leur identité culturelle, mais à une société polymorphe, à un monde bigarré qui mettrait toutes les formes de vie à la disposition de chaque individu. Ils prônent moins le droit à la différence que le métissage généralisé, le droit de chacun à la spécificité de l'autre. Multiculturel signifiant pour eux abondamment garni, ce ne sont pas les cultures en tant que telles qu'ils apprécient, mais leur version édulcorée, la part d'elles-mêmes qu'ils peuvent tester, savourer et jeter après usage. Consammateurs et non conservateurs des traditions existantes, c'est le client-roi en eux qui trépigne devant les entraves mises au règne de la diversité par des idéologies vétustes et rigides.
"Toutes les cultures sont également légitimes et tout est culturel", affirment à l'unission les enfants gâtés de la société d'abondance et les détracteurs de l'Occident. Et ce langage commun abrite deux programmes rigoureusement antinomiques. La philosophie de la décolonisation reprend à son compte l'anathème jeté sur l'art et la pensée par les populistes russes du XIXe siècle: "Une paire de bottes vaut Shakespeare": en plus de leur supériorité évangélique, outre le fait, autrement dit, qu'elles protègent les malheureux contre le froid plus efficacement qu'une pièce élizabéthaine, les bottes, au moins, ne mentent pas; elles se donnent d'emblée pour ce qu'elles sont: de modestes émanations d'une culture particulière -au lieu, comme les chefs-d'oeuvre officiels, de dissimuler pieusement leurs origines et de contraindre tous les hommes au respect. Et cette humilité est un exemple: s'il ne veut pas persévérer dans l'imposture, l'art doit tourner le dos à Shakespeare, et se rapprocher, autant qu'il est possible de la paire de bottes. Cette exigence se traduit dans la peinture par le minimalisme, c'est-à-dire par l'effacement tendanciel du geste créateur et par l'apparition corrélative dans les musées d'oeuvres quasi indiscernables des objets et même des matériaux quotidiens. Quant aux écrivains, ils se doivent d'adopter les canons de cette littérature qu'on appelle mineure, parcqu'à la différence des textes consacrés, c'est la collectivité qui s'y exprime, et non l'individu isolé dans son génie, séparé des autres par sa pseudo-maîtrise: terrible ascèse, et qui défavorise, par surcroît, les auteurs appartenant aux nations cultivées. Pour accéder au point de non-culture, pour rejoindre la paire de bottes, ils ont un chemin plus long à parcourir que les habitants des pays sous-développés.

Alain Finkielkraut, in La Défaite de la Pensée

samedi 27 octobre 2007

Flaubert à George Sand, 7 octobre 1871 (Gustave Flaubert)

Le lecteur me pardonnera cette digression: si cette lettre n'est naturellement pas un livre à proprement parler, elle se trouve, en revanche, dans un recueil. Et vous comprendrez aisément pourquoi je souhaitais vous en faire part

Croisset, 7 octobre 1871

Chère Maître,

J'ai reçu votre feuilleton hier, et j'y répondrais longuement si je n'étais au milieu des préparatifs de mon départ pour Paris. Je vais tâcher d'en finir avec Aïssé.

Le milieu de votre article m'a fait verser un pleur. - Sans me convertir, bien entendu! J'ai été ému, voilà tout! mais non persuadé!

Je cherche chez vous un mot que je ne trouve nulle part : Justice. Et tout notre mal vient d'oublier absolument cette première notion de la morale. - Et qui selon moi, comporte toute la morale.

La grâce, l'humanitarisme, le sentiment, l'idéal, nous ont joué d'assez vilains tours pour qu'on essaye du Droit et de la Science. Si la France ne passe pas, d'ici à peu de temps, à l'état critique, je la crois irrévocablement perdue. L'instruction gratuite et obligatoire n'y fera rien - qu'augmenter le nombre des imbéciles. Renan a dit cela supérieurement dans la préface de ses Questions contemporaines. Ce qu'il nous faut avant tout, c'est une aristocratie naturelle, c'est-à-dire légitime. On ne peut rien faire sans tête. - Et le suffrage universel tel qu'il existe est plus stupide que le droit divin. Vous en verrez de belles si on le laisse vivre! La masse, le nombre, est toujours idiot. Je n'ai pas beaucoup de convictions. Mais j'ai celle-là, fortement. Cependant il faut respecter la masse si inepte qu'elle soit, parce qu'elle contient les germes d'une fécondité incalculable. - Donnez-lui la liberté mais non le pouvoir.

Je ne crois pas plus que vous aux distinctions de classes. - Les castes sont de l'archéologie. - Mais je crois que les Pauvres haïssent les Riches, et que les riches ont peur des pauvres. Ce sera éternellement. - Prêcher l'amour aux uns comme aux autres est inutile. Le plus pressé est d'instruire les Riches, qui en somme sont les plus forts. Eclairez le bourgeois d'abord! Car il ne sait rien, absolument rien. Tout le rêve de la démocratie est d'élever le prolétaire au niveau de bêtise du bourgeois. - Le rêve est en partie accompli! Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions.

Les trois degrés de l'instruction ont donné leurs preuves depuis un an . 1° l'instruction supérieure a fait vaincre la Prusse ; 2° l'instruction secondaire, bourgeoise, a produit les hommes du 4 septembre ; 3° l'instruction primaire nous a donné la Commune. Son ministre de l'Instruction primaire était le grand Vallès, qui se vantait de mépriser Homère.

Dans trois ans tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous que nous en serons plus avancés ? Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul, ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois-là soit respecté, les choses changeraient!

J'apprends aujourd'hui que la masse des Parisiens regrette Badinguet! Un plébiscite se prononcerait pour lui, je n'en doute pas. Tant le suffrage universel est une belle chose!

Cependant, je ne suis pas découragé comme vous et le gouvernement actuel me plaît, parce qu'il n'a aucun principe, aucune métaphysique, aucune blague.

Je m'exprime très mal. - Vous méritiez pourtant une autre réponse. Mais je suis fort pressé, ce qui ne m'empêche pas de vous embrasser très fortement.

Votre vieux Troubadour
Gve Flaubert

Pas si troubadour, pourtant ! Car la silhouette de l'ami, qu'on entrevoit dans votre article, est celle d'un coco peu aimable et d'un joli HHégoïste!

Flaubert à George Sand, 7 octobre 1871