mercredi 13 février 2008

L'Etat, c'est le mal absolu (Gabriel Matzneff)


L'État, c'est le mal absolu ; le service de l'État, l'aliénation absolue. Il n'y a pas pour un esprit libre d'autre service sérieux que le service de sa propre destinée.

Gabriel Matzneff, in Cette Camisole de Flammes

samedi 9 février 2008

Portrait du décolonisé (Alain Finkielkraut)

La philosophie de la décolonisation a aidé, sans aucun doute, les peuples du Tiers Monde à s'affranchir de la table des valeurs au nom de laquelle avait pu se faire leur asservissement. Les élites d'Afrique et d'Asie qui avaient intériorisé le regard du colonisateur ont trouvé un recours contre l'aliénation dans l'idée que les cultures sont équivalentes et que chacune se justifie à l'intérieur de son propre contexte. Les sciences humaines ayant fait droit à d'autres critères que la technique pour mesurer le degré d'avancement d'un peuple, l'ultime raison d'être de la supériorité européenne s'écroulait, l'Occident cessait définitivement de fasciner ses victimes. "Kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer", "tonnage de coton ou de cacao exporté, hectares d'oliviers ou de vignes plantés", "maladie guéries, niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes (1)" - ces arguments statistiques traditionnellement invoqués pour justifier l'oeuvre coloniale perdaient leur pouvoir d'intimidation en même temps que volaient en éclats les lieux communs sur la psychologie de l'indigène. Des coutumes méprisées en vertu d'une conception simplificatrice du progrès retrouvaient leur légitimité perdue; occulté ou disqualifié par la marche forcée que l'Occident s'était cru en droit de prescrire à l'Histoire, tout un passé sortait de l'ombre; des "millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse (2)" rentraient en possession d'eux-mêmes: ils n'étaient plus des sauvages ou des barbares en attente du salut mais les dépositaires d'une tradition vénérable.
Sous l'égide de la philosophie de la décolonisation, le concept de culture qui avait été l'emblème de l'Occident impérialiste, se retournait contre celui-ci et qualifiait précisément les sociétés sur lesquelles s'exerçait sa tutelle. Le thème de l'identité culturelle permettait donc aux colonisés de se dégager du mimétisme, de substituer à la dégradante parodie de l'envahisseur l'afirmation de leur différence, et de renverser en sujet de fierté les façons d'être dont on voulait leur faire honte. Cette même idée, cependant, les dessaisissait de tout pouvoir face à leur propre communauté. Ils ne pouvaient prétendre se situer en dehors, à l'abri de ses impératifs, à l'écart de ses coutumes, puisque c'est justement de ce malheur-là qu'ils avaient voulu se délivrer en secouant le joug de la colonisation. Accéder à l'indépendance, c'était d'abord, pour eux, retrouver leur culture. Il est logique que la majorité des Etats nés sous de tels auspices se soient fixés pour objectif de concrétiser ces retrouvailles. C'est-à-dire d'arrimer solidement les individus au collectif. De cimenter l'unité de la nation. De garantir sans faiblesse l'intégrité et la cohésion du corps social. De veiller, sous le nom de culture, à ce que nulle critique intempestive ne vienne troubler le culte des préjugés séculaires. Bref, d'assurer le triomphe définitif de l'esprit grégaire sur les autres manifestations de l'esprit.
Comme le montre Hélé Béji dans Désenchantement national, - un livre admirable et méconnu -, cette force de résistance que représentait l'identité culturelle sous le règne des colons, s'inverse, dès leur départ, en instrument de domination: "Tant qu'il s'agit de me défendre contre la présence physique de l'envahisseur, la force de mon identité m'éblouit et me rassure. Mais dès lors qu'à cet envahisseur se substitue l'identité elle-même, ou plutôt ma propre effigie (nationale) postée sur l'axe de l'autorité, et m'enveloppant de son regard, je ne devrais plus avoir en toute logique le droit de la contester (3)." On ne se révolte pas contre soi: l'indépendance enferme ses bénéficiaires dans une contrainte d'unanimité qui succède sans transition à l'autorité étrangère. Rendus à eux-mêmes, les anciens colonisés se retrouvent captifs de leur appartenance, transis dans cette identité collective qui les avait affranchis de la tyrannie et des valeurs européennes. A peine ont-ils dit: "Nous avons gagné", qu'ils perdent le droit de s'exprimer autrement qu'à la première personne du pluriel. Nous: c'était le pronom de l'authenticité retrouvée, c'est désormais celui de l'homogénéité obligatoire; c'était l'espace chaleureux de la fraternité combattante, c'est le glacis où la vie publique s'étiole et se fige; c'était la naissance à elle-même d'une communauté, c'est la disparition de tout intervalle et donc de toute possibilité de confrontation entre ses membres; c'était un cri de révolte, c'est le soliloque du pouvoir. Il n'y avait pas de place pour le sujet collectif dans la logique coloniale; il n'y a pas, dans la logique identitaire, de place pour l'individu.
Le gouvernement de parti unique est la traduction politique la plus adéquate du concept d'identité culturelle. Si l'indépendance des anciennes colonies n'a pas entraîné dans son sillage l'épanouissement du droit mais l'uniformisation des consciences, le gonflement d'un appareil et d'un parti, c'est aux valeurs mêmes de la lutte anticoloniale qu'on le doit, et non à leur trahison par la bourgeoisie autochtone ou à leur confiscation au profit des puissances européennes. Le passage du chaud révolutionnaire au froid bureaucratique s'est fait de lui-même, sans l'intervention d'un tiers malveillant, et le désenchantement national, si lucidement décrit par Hélé Béji, est imputable avant tout à l'idée de nation qui a prévalu dans le combat mené contre la politique impériale de l'Occident.
Il suffit, pour s'en convaincre, de relire Les damnés de la terre. Dans ce livre écrit en pleine ferveur insurrectionnelle, Frantz Fanon place l'individualisme au premier rang des valeurs ennemies: "L'intellectuel colonisé avait appris de ses maîtres que l'individu doit s'affirmer. La bourgeoisie colonialiste avait enfoncé à coups de pilon dans l'esprit du colonisé l'idée d'une société d'individus où chacun s'enferme dans sa subjectivité, où la richesse est celle de la pensée. Or, le colonisé qui aura la chance de s'enfouir dans le peuple pendant la lutte de libération va découvrir la fausseté de cette théorie (4)." Dissociés par leur oppresseur, atomisés, condamnés à l'égoïsme du "chacun pour soi", les colonisés éprouvent en combattant l'extase de l'indifférenciation. Le monde illusoire et maladif de la dispersion des volontés fait place à l'unité totale. Au lieu de tendre obstinément vers l'auto-affirmation, ou de cultiver stérilement leurs particularités, les hommes s'immergent dans la "marée populaire (5)". Abdiquant toute pensée propre, ils retournent dans le giron de leur communauté. La pseudo-réalité individuelle est abolie: chacun se retrouve pareil aux autres, porteur de la même identité. Le corps mystique de la nation absorbe les âmes: pourquoi les restituerait-il, une fois la souveraineté proclamée? Par quel miracle l'individu, ressenti tout au long de la lutte de la libération comme une pathologie de l'être, redeviendrait-il un principe positif, après la victoire? Comment la totalité organique, l'unité indivise célébrée pendant le combat, se transformerait-elle, les armes déposées, en association de personnes autonomes? Une nation dont la vocation première est d'anéantir l'individualisme de ses citoyens ne peut pas déboucher sur un Etat de droit.
Frantz Fanon fait profession, et avec quelle véhémence, de répudier l'Europe. En fait, il prend parti dans le débat entre les deux idées de la nation qui a partagé la conscience européenne depuis la Révolution française. C'est le Volk, en effet, qu'il oppose à la société des individus, c'est le génie nationale, "l'affirmation échevelée d'une originalité posée comme absolue (6)", qu'il entend substituer à la colonisation. Il peut bien "vomir à pleine gorge (7)" la culture de l'oppresseur et constater joyeusement que, chaque fois qu'il est question de valeurs occidentales, le colonisé "sort sa machette ou du moins s'assure qu'elle est à portée de sa main (8)", son livre s'inscrit expressément dans la lignée du nationalisme européen. Et la majorité des mouvements de libération nationale ont suivi la même voie: avec Fanon pour prophète, ils ont choisi la théorie ethnique de la nation aux dépens de la théorie élective, ils ont préféré l'identité culturelle - traduction moderne du Volkgeist - au "plébiscite de tous les jours" ou à l'idée d'"association séculaire". Si, avec une régularité sans faille, ces mouvements de libération ont sécrété des régimes d'oppression, c'est parce qu'à l'exemple du romantisme politique, ils ont fondé les relations interhumaines sur le modèle mystique de la fusion, plutôt que sur celui - juridique - du contrat, et qu'ils ont pensé la liberté comme un attribut collectif, jamais comme une propriété individuelle.
A leur naissance, il est vrai, la plupart de ces nouveaux Etats combinaient le désir de restauration avec l'ambition révolutionnaire. Agressivement nationalistes, ils formaient en même temps la nouvelle Internationale des exploités. Jouant sur le double registre de l'ethnologisme et de la lutte des classes, ils revendiquaient tour à tour le titre de nations différentes et celui de nations prolétaires. Et tout en aspirant à retrouver leurs racines, ils voulaient hâter la naissance de l'homme nouveau. D'un côté, ils combattaient l'universalisme au nom de diversité des cultures; de l'autre, ils le reprenaient en charge au nom de la révolution. Pour le dire autrement, les Etats postcoloniaux réconciliaient à leur insu, Marx et Joseph de Maistre. Avec celui-ci, ils disaient: "L'Homme n'existe pas, il n'y a pas de paradigme culturel commun à l'humanité; seules ont une réalité (et une valeur), les différentes tradition nationales." Mais comme celui-là, ils disaient également "L'Homme n'existe pas encore, et c'est aux damnés de la terre qu'il incombe d'en réaliser l'avènement."
Marx lui-même se serait sans doute offusqué de ces noces contre-nature avec le nationalisme. Pour l'auteur du Manifeste communiste, la cause était entendue: les prolétaires n'avaient pas de patrie. "La nationalité du travailleur, écrivait-il par exemple, n'est pas française, anglaise, allemande, elle est le travail, le libre esclavage, le trafic de soi-même. Son gouvernement n'est pas français, anglais, allemand, c'est le capital. L'air qu'il respire n'est pas l'air français, anglais, allemand, c'est l'air des usines (9)." Aux héritiers des Lumières qui croyaient pouvoir organiser les nations sur la base du contrat, Marx répondait que toute société était en fait régie par le conflit de la bourgeoisie et de la classe ouvrière. Aux romantiques désireux de ressusciter le génie national, il répliquait que la bourgeoisie, dans son cynisme sans rivages, avait dissous les anciennes attaches, rompu les loyautés traditionnelles, anéanti le caractère exclusif des diverses nations. A la place du contrat social, la division des classes; à la place des particularismes, le marché mondial et l'interdépendance universelle. Qu'elle soit définie par la communauté de culture ou par la volonté des individus, la nation était pour Marx une forme condamnée, et son style vibrait même d'une véritable ferveur lyrique chaque fois qu'il évoquait l'unification du monde et la disparition de l'esprit de clocher.
Ce pronostic ayant été systématique invalidé durant la seconde moitié du XIXe siècle européen, les successeurs de Marx furent contraints de revenir sur la question nationale. Après de longs débats entre austromarxistes, bundistes, bolcheviks et luxembourgistes, c'est la définition donnée en 1923 par Joseph Staline qui a fini par l'emporter: "La nation est une communauté humaine, stable, historiquement constituée, née sur la base d'une communauté de langue, de territoire, de vie économique et formation psychique qui se traduit dans une communauté de culture (10)."
Les nations sont têtues: Staline s'incline devant la persistance de ce phénomène historique. Mais cette conversion doctrinale ne va pas jusqu'au reniement. Nation pour nation, il choisit le moindre mal, et contre la théorie élective, c'est la conception ethnique qu'il accueille à l'intérieur de la pensée révolutionnaire. Car il peut à la rigueur admettre à côté du déterminisme économique, le conditionnement des hommes par la langue, par la territoire, par la culture; mais ce qui est pour lui totalement inacceptable, c'est qu'on fasse de l'appartenance nationale le fruit d'une adhésion rationnelle ou d'un libre consentement. Cette théorie est, en effet, en contradiction flagrante avec le principe du matérialisme historique: "Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, c'est la vie qui détermine la conscience (11)."
Célébré à l'aube de la Révolution russe et réactulisé lors de la lutte anticoloniale avec l'accès au rang de cultures des peuples situés hors de l'aire européenne de civilisation, ce mariage du marxisme et du romantisme politique est aujourd'hui en train de se rompre. L'impérialisme soviétique ayant fait la preuve d'une voracité au moins égale à celle de l'impérialisme occidental, les Etats du Tiers Monde et les mouvements de libération nationale encore en activité rejettent de plus en plus fréquemment l'idéologie socialiste au bénéfice exclusif du Volksgeist. L'identité culturelle est à elle-même sa seule justification: le fondamentalisme balaye la phraséologie progressiste et l'invocation de la collectivité se passe désormais de toute référence à la révolution du prolétariat international.
Le communisme connaît donc un déclin qui semble inexorable: seulement, ce qui meurt avec lui, ce n'est pas la pensée totalitaire, c'est l'idée d'un monde commun à tous les hommes. Marx est vaincu, certes, mais pas Joseph de Maistre. Aussi ne faut-il pas s'étonner si, comme l'écrit Octavio Paz, "dans ce qu'on appelle le Tiers Monde, sous divers noms et attributs règne un Caligula aux milles visages (12)." Entre les deux modèles européens de la nation, le Tiers Monde a massivement adopté le pire. Et cela avec la bénédiction active des clercs occidentaux. C'est pour concrétiser en reconnaissance effective le respect proclamé de la personne humaine que l'ethnologie et avec elle l'ensemble des sciences sociales ont entrepris la critique de l'esprit des Lumières. C'est pour guérir les grands principes humanitaires de leur formalisme, de leur abstraction, de leur impuissance que, dès 1947, le bureau de l'Americain Anthropological Association soumettait aux Nations unies un projet de Déclaration des droits de l'homme dont le premier article était ainsi rédigé: "L'individu réalise sa personnalité par la culture: le respect des différences individuelles entraîne donc un respect des différences culturelles (13)." L'impulsion était généreuse, mais aussi malhabile que celle de l'ours qui écrase la figure du jardinier pour chasser la mouche dont celui-ci était importuné pendant son sommeil. Au moment même, en effet, où l'on rend à l'autre homme sa culture, on lui ôte sa liberté: son nom propre disparaît dans le nom de sa communauté, il n'est plus qu'un échantillon, le représentant interchangeable d'une classe d'être particulière. Sous couleur de l'accueillir inconditionnellement, on lui refuse toute marge de manoeuvre, toute échappatoire, on lui interdit l'originalité, on le piège insidieusement dans sa différence; en croyant passer de l'homme abstrait à l'homme réel, on supprime entre la personne et la collectivité dont elle est issue, le jeu que laissait subsister et que s'efforçait même de consolider l'anthropologie des Lumières; par altruisme, on fait de l'Autre un bloc homogène et on immole à cette entité les autres dans leur réalité individuelle. Une telle xénophilie conduit à priver les anciennes possessions de l'Europe de l'expérience démocratique européenne.

1. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Présence africaine, 1955, pp. 19-20
2. Ibid., p. 20.,
3. Hélé Béji, Désenchantement national, La Découverte, 1982, p. 118.
4. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, 1961, p. 33.
5. Ibid., p. 35.
6. Ibid., p. 29.
7. Ibid., p. 31.
8. Ibid., p. 31.
9. Marx, "A propos du Système national de l'économie politique de Friedrich List", in Oeuvres III, Gallimard, coll. La Pléiade, 1982, p. 1435.
10. Staline, Le communisme et la Russie, Denoël, coll. Médiations, 1968, p. 85.
11. Marx, "L'idéologie allemande", in Oeuvres III, op.cit., p. 1057.
12. Octavio Paz, Rire et pénitence, Gallimard, 1983, p. 85
13. Cité in Pascal Bruckner, Le sanglot de l'homme blanc, Seuil, 1983, p.1 94.

Alain Finkielkraut, in La Défaite de la Pensée

lundi 4 février 2008

Seule la liberté compte (Gabriel Matzneff)


La liberté et l'égalité, non seulement ne s'accordent pas, mais s'opposent résolument. En fait, seule la liberté compte. L'égalité, ce n'est pas important. Un homme intelligent n'a pas à souffrir de constater qu'il existe des gens plus beaux, plus riches et plus heureux que lui. L'essentiel, c'est ce que l'on est soi.

Gabriel Matzneff, in Cette Camisole de Flammes

samedi 2 février 2008

Ce fameux Islam "modéré" (Jean-François Revel)


Les deux mois qui ont suivi le déclenchement de la guerre islamo-terroriste contre la démocratie en général et les Etats-Unis en particulier auront été un banc d'essai fort intéressant et révélateur, puisque l'on a vu s'exacerber au cours de cette période les phobies et les mensonges de l'anti-américanisme traditionnel et du néototalitarisme.
Le plus épais de ces mensonges consiste, de la part des musulmans, à justifier l'islamo-terroriste en attribuant à l'Amérique une hostilité ancienne et générale à leur encontre. Or, dans le passé lointain ou proche, les Etats-Unis ont sans comparaison possible beaucoup moins nui aux pays musulmans que le Royaume-Uni, la France ou la Russie. Ces puissances européennes les ont souvent conquis, occupés, voire opprimés pendant des dizaines d'années et parfois plus d'un siècle. Les Américains n'ont en revanche jamais colonisé de pays musulman. Ils ne sont pas davantage hostiles à l'Islam en tant que tel aujourd'hui. Tout au contraire, leurs interventions en Somalie, en Bosnie, au Kosovo, de même que leurs pressions sur le gouvernement macédonien ont eu ou ont pour objet de défendre des minorités islamiques. J'ai rappelé plus haut qu'ils ne sont pas non plus la cause historique de l'émergence d'Israël, due à l'antisémitisme des Européens. La coalition de vingt-huit pays à laquelle ils ont fourni l'essentiel de sa force militaire contre l'armée irakienne en 1991 ne visait pas Saddam Hussein en tant que musulman, elle le visait en tant qu'agresseur. Cette coalition fut d'ailleurs formée à la demande de l'Arabie Séoudite, inquiète de la menace que représentait pour elle et pour tous les émirats le dictateur de Bagdad. On peut donc souligner qu'en l'occurence les Etats-Unis et leurs alliés ont défendu, là encore, un petit pays musulman, puisque l'Irak est en théorie laïc et puisque Saddam massacre volontiers à l'arme chimique les chiites du sud de son pays et les Kurdes du nord, eux aussi musulmans. Il est donc curieux que les musulmans américanophobes ne voient aucun inconvénient à ce que l'Irak, dont la population est majoritairement musulmane, attaque d'autres musulmans, l'Iran d'abord en 1981, puis le Koweït en 1990, selon les procédés de l'impérialisme belliciste le plus primitif. Aussi bien, en Algérie, depuis 1990, ce sont des musulmans qui massacrent d'autres musulmans. Combien il est étrange que les prétendus défenseurs des peuples musulmans n'en soient nullement scandalisés !
Les musulmans pourraient aussi éventuellement se rappeler qu'en 1956 ce sont les Etats-Unis qui ont arrêté l'offensive militaire anglo-franco-israélienne contre l'Egypte, dite "expédition de Suez".
Un deuxième mensonge a été cultivé après le 11 septembre 2001, c'est le mythe d'un islam tolérant et modéré. Ce mythe est partagé en deux volets. Le premier relève de l'histoire des religions et de l'exégèse des textes sacrés. C'est l'affirmation selon laquelle le Coran enseignerait la tolérance et ne contiendrait aucun verset autorisant la violence l'usage de la violence contre les non-musulmans ou contre les apostats. Malheureusement, cette légende lénifiante ne résiste pas au plus sommaire examen du Livre saint de l'islam, qui fourmille, au contraire, de passaes faisant obligation aux croyants d'exterminer les infidèles. Dans les discussions à ce sujet, ravivées de plus belle après les attentats, de nombreux commentateurs rappelèrent cette vérité, en citant force versets l'illustrant et la démontrant sans contestation possible. Je citerai, entre autress, le livre de Jacques Rollet, Religion et Politique (1) ou encore l'article de Ibn Warraq, "L'Islam, une idéologie totalitaire" (2). Ibn Warraq est un Indo-Pakistanais, auteur d'un livre retentissant intitulé Pourquoi je ne suis pas musulman (3). Depuis la publication de son livre, il doit vivre caché (comme, depuis 1989, Salman Rushdie, l'auteur des Versets sataniques, ou la Bangladaise Taslima Nasreen, qui osa protester, en 1993, contre la condition des femmes en pays d'islam). Repéré, Ibn Warraq se ferait abattre par ses infiniments tolérants ex-coreligionnaires. Il transcrit un chapelet édifiant de sourates coraniques, par exemple celle-ci (sourate IV, verset 76): "Tuez les idolâtres partout ou vous les trouverez." C'est d'ailleurs le pieux devoir que n'ont pas manqué d'accomplir les bons musulmans barbus qui, le dimanche 28 octobre 2001, à Bahawalpur, au Pakistan, firent irruption avec des mitraillettes dans un temple protestant où se déroulait l'office, tuèrent le pasteur et seize fidèles (quatre enfants, sept femmes et cinq hommes) auxquels s'ajoutèrent plusieurs dizaines de blessés graes, dont une fillette de deux ans. Il y'a, noyés parmis cent quarante millions de musulmans, environ deux milions de chrétiens pakistanais, catholiques ou protestants, qui ne peuvent évidemment être, ni de près ni de loin, fautifs des méfaits que les fous d'Allah imputent à l'Occident. C'est donc bien et uniquement en qualité d'infidèles que ces victimes innocentes ont été assassinées. D'ailleurs, Ben Laden venait de lancer le mot d'ordre: "Tuez les chrétiens ! " Il a été entendu. Peu après, il a tourné sa prunelle meurtrière contre Kofi Annan, le secrétaire général de l'ONU, qualifié par lui de "criminel". A propos de "victimes innocentes", il ne m'est pas revenu que la gauche européenne ait versé beaucoup de pleurs sur ces chrétiens pakistanais.
Ce qui dicte la vision du monde des musulmans, c'est que l'humanité entière doit respecter les impératifs de leur religion, alors qu'ils ne doivent eux-mêmes aucun respect aux religions des autres, puisqu'ils deviendraient alors des renégats méritant l'exécution immédiate. La "tolérance" musulmane est à sens unique. Elle est celle que les musulmans exigent pour eux seuls et qu'ils ne déploient jamais envers les autres. Soucieux de se montrer tolérant, le pape a autorisé, encouragé même, l'édification d'une mosquée à Rome, ville où est enterré Saint Pierre. Mais il ne saurait être question de contruire une église à La Mecque, ni nulle part en Arabie Saoudite, sous peine de profaner la terre de Mahomet. En octobre 2001, des voix islamiques, mais aussi occidentales, ne cessèrent d'inviter l'Administration américaine à suspendre les opérations militaires en Afghanistan durant le mois du ramadan, qui allait commencer à la mi-novembre. Guerre ou pas guerre, la décence - disaient les bien-intentionnés - impose certains égards pour les fêtes religieuses de tous. Belle maxime, sauf que les musulmans s'en tiennent pour les seuls exemptés. En 1973, l'Egypte n'a pas hésité à attaquer Israël le jour même du Kippour, la plus importante fête religieuse juive, guerre qui est restée dans l'histoire précisément sous l'appellation la "guerre du Kippour".
Le deuxième volet du mythe de l'islam tolérant consiste à soutenir hautement que le gros des populations musulmanes désapprouve le terrorisme, et au premier rang l'immense majorité des musulmans résidents ou citoyens des pays démocratiques d'Europe ou d'Amérique. Les muphtis ou recteurs des principales mosquées en Occident se sont fait une spécialité de ces assurances suaves. Après chaque déferlement d'attentats meurtriers, par exemple en France en 1986 et en 1995, ou après la fatwa ordonnant de tuer Salman Rushdie en 1989 ou Taslima Nasreen en 1993 pour "blasphème", ils n'ont pas leurs pareils pour garantir que les communautés religieuses dont ils ont la charge spirituelle sont foncièrement modérées. Dans les milieux politiques et médiatiques, on leur emboîte avec empressement le pas, tant la crainte nous étrangle de passer pour racistes en constatant simplement les faits. Comme le dit encore Ibn Warraq, "la lâcheté des Occidentaux m'effraie autant que les islamistes (4)."
Ainsi, le quotidien Le Parisien-Aujourd'hui, dans son numéro du 12 septembre 2001, publie un reportage sur l'atmosphère de liesse qui a régné durant toute la soirée du 11 dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où vit une importante communauté musulmane. "Ben Laden, il va tous vous niquer ! On a commencé par l'Amérique, après ce sera la France." Tel était le type de propos "modérés" adressés aux passants dont le faciès semblait indiquer qu'ils n'étaient pas maghrébins. Ou encore : "Je vais faire la fête ce soir car je ne vois pas ces actes [les attentats de New York et de Washington] comme une entreprise criminelle. C'est un acte héroïque. Ca va donner une leçon aux Etats-Unis. Vous, les Français, on va tous vous faire sauter."
Ce reportage du Parisien n'a eu d'équivalent dans aucun autre organe de la presse écrite et fut passé sous silence par la quasi-totalité des médias. En tout cas, auditeur assidu, chaque matin, des diverses revues de presse radiophoniques, je ne l'ai entendu mentionner dans aucune d'entre elles, sauf erreur, ce 12 septembre.
Malgré l'imprécision des statistiques, on considère que la population vivant en France compte entre quatre et cinq millions de musulmans. C'est la communauté musulmane la plus nombreuse d'Europe, suivie, loin derrière, par celles d'Allemagne et de Grande-Bretagne. Si "l'immense majorité" de ces musulmans était modérée, comme le prétendent les muphtis et leurs suiveurs médiatico-politiques, il me semble que cela se verrait un peu plus. Par exemple, après les bombes de 1986 puis de 1995, à Paris, qui tuèrent plusieurs dizaines de Français et en blessèrent bien davantage, il aurait bien pu se trouver, sur quatre millions et demi de musulmans, dont une bonne part avait la nationalité française, quelques milliers de "modérés" pour organiser une manifestation et défiler de la République à la Bastille ou sur la Canebière. Nul n'en a jamais vu l'ombre.
En Espagne, des manifestations rassemblant jusqu'à cent mille personnes ont souvent eu lieu en 2001 pour honnir les assassins de l'ETA militaire. Elles se sont déroulées non seulement dans l'ensemble du pays, mais au Pays basque même, où les manifestants pouvaient craindre des représailles, quoique les partisans des terroristes y fussent effectivement très minoritaires, comme l'ont encore prouvé les élections régionales de novembre 2000.
Si, au rebours, les musulmans modérés en France osent si peu se manifester, la raison n'en serait-elle pas qu'ils savent que ce sont eux les minoritaires au sein de leur communauté et non les extrémistes ? Voilà pourquoi ils sont modérés... avec modération. Il en va de même en Grande-Bretagne, où l'on vit, en 1989, les musulmans, pour la plupart d'origine pakistanaise, se déchaîner pour hurler à la mort contre Salman Rushdie, mais où l'on ne vit aucun d'entre eux protester contre ces cris barbares. Après le 11 septembre, tel porte-parole qualifié des musulmans britanniques, El Misri, définit les attentats contre les World Trade Center comme des actes de "légitime défense". Tel autre, Omar Bakri Mohammed, lança une fatwa ordonnant de tuer le président du Pakistan, coupable d'avoir pris positionen faveur de George Bush contre Ben Laden (5). Chacun a eu beau tendre l'oreille, personne n'a entendu la moindre foule "modérée" islamo-britannique protester dans les rues contre ces appels au meurtre, parcqu'il n'en existe aucune, pas plus qu'il n'y a de foule "modérée" islamo-française. La notion que "l'immense majorité" des musulmans fixés en Europe serait modérée se révèle n'être qu'un rêve, ce qui fut mis spectaculairement en lumière durant les deux mois qui suivirent les attentats contre les Etats-Unis.


1. Grasset, 2001. Voir les propos de cet auteur dans Le Point du 21 septembre 2001, n°1514.
2. Marianne, 24 septembre 2001.
3. L'Âge d'homme, 1999.
4. Le Figaro Magazine, 6 octobre 2001. Qu'on me permette de renvoyer sur ce point à mon livre Le Regain démocratique, op.cit., chapitre XIIe: "Démocratie islamique ou islamo-terrorisme ? "
5. Voir "Londres, les forcenés de l'Islam", Le Point, 2 novembre 2001, n° 1520.

Jean-François Revel, in L'Obsession anti-américaine