lundi 22 octobre 2007

Le Sauvage contre la Raison (Ayn Rand)

Un sauvage est un être qui ne réalise pas que A est A, que la réalité est réelle. Son développement s’est arrêté au stade du bébé dont la conscience commence à analyser les perceptions sensorielles sans distinguer encore les objets environnants. C’est en effet le bébé qui voit le monde comme un mouvement confus, sans entités qui se meuvent; et la naissance de son esprit a lieu le jour où il comprend que la forme qui le nourrit est sa mère et que le brouillard qui est derrière elle est un rideau, que ce sont deux entités différentes qui ne peuvent s’intervertir, qui sont ce qu’elles sont, qui existent. Le jour où il réalise que la matière n’a pas de volonté et où il comprend que lui-même en a une, ce jour est celui de sa naissance en tant qu’être humain. Le jour où il comprend que le reflet qu’il voit dans le miroir n’est pas une illusion, qu’il est réel en tant que reflet; que le mirage qu’il voit dans le désert n’est pas une illusion, mais une combinaison de lumière et d’air chaud, que ce n’est pas une ville qu’il voit, mais le reflet d’une ville; le jour où il réalise qu’il n’est pas un récepteur passif qui engrange mécaniquement des sensations les unes après les autres, que ses sens ne lui fournissent pas un savoir systématique haché en petits morceaux indépendants du contexte, mais uniquement la matière du savoir que son esprit doit apprendre à intégrer; le jour où il comprend que ses sens ne le trompent pas, que le monde est régi par la causalité, que ses organes de perception sont des outils dénués de volonté, qui n’ont pas vocation à inventer ou à déformer la réalité mais à lui en fournir des preuves absolues; le jour où il comprend que son esprit doit assimiler les matériaux fournis par ses sens, qu’il doit analyser leur nature, leur cause, leur contexte, dans un travail perpétuel d’identification des objets qu’il perçoit; ce jour est celui de sa naissance comme penseur et homme de science.
Nous sommes les hommes qui ont connu ce jour; vous êtes ceux qui ont choisi de le connaître partiellement; un sauvage est un homme qui ne le connaît jamais.
Pour un sauvage, le monde est le théâtre d’incompréhensibles miracles, où la matière inanimée est toute-puissante alors que lui-même est démuni. Son monde est pire qu’inconnu; il est inconnaissable. Un sauvage croit que les objets physiques sont doués d’une volonté mystérieuse et imprévisible, alors que lui-même n’est qu’un pion animé par des forces contre lesquelles il ne peut rien. Il croit que des démons tout puissants régissent la nature, que la réalité est un terrain de jeu où ils peuvent transformer à tout moment son bol de riz en serpent et sa femme en scarabée, que tout A peut devenir le non A qui leur convient et que la seule connaissance qu’il possède est la certitude qu’il ne doit pas chercher à savoir. Il ne peut compter sur rien, il ne peut qu’espérer, et il passe sa vie à espérer, à supplier ses démons de réaliser ses prières au gré de leur bon vouloir, chantant leur louange quand ils l’exaucent et se maudissant quand ils l’ignorent, leur offrant des sacrifices en signe de gratitude et encore des sacrifices en signe de contrition, se prosternant dans une adoration craintive devant le soleil, la lune, le vent, la pluie et tout gangster qui se présente comme leur porte-parole, pourvu que ses discours soient assez incompréhensibles et son masque suffisamment effrayant. Il désire, supplie, rampe et meurt enfin, vous léguant en souvenir de sa vision de l’existence une monstruosité représentant ses idoles, des mélanges d’hommes, d’animaux, d’araignées, personnifications informes du monde du non A.
Sa condition intellectuelle est la même que celle de vos professeurs actuels et son monde est le même que celui où ils veulent vous mener.

Ayn Rand in Atlas Shrugged (la Révolte d'Atlas)

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